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APPRENDRE À CONSTRUIRE LA VILLE CONTEMPORAINE

 Une entrevue avec Henri Ciriani, rapportée par Georges ADAMCZYK

L'enseignement du groupe UNO est très articulé. On peut parler ici d'un projet pédagogique car votre démarche inclut autant l'apprentissage du métier et les connaissances qui y sont reliées que la prise de conscience progressive du contexte politique et moral de la pratique architecturale. Cette position dans le champ de l'éducation architecturale en France est singulière. Pouvez-vous nous situer les bases critiques et historiques de votre programme ainsi que les thèmes qui y sont abordés?

La première question, avant toute autre chose, c'est celle de savoir à qui on enseigne? Ici, on enseigne à des Français, c'est à dire qu'on enseigne à un peuple, à une société qui avait développé la seule école d'Architecture du monde. Ce n'est donc pas à n'importe qui! Mais on enseigne surtout à ceux qui ont été les plus perturbés par la disparition de cette même école. Il ne s'agit donc pas d'un enseignement professionnel. Il faut prendre cela sous un angle historique. L'importance mondiale de l'École des Beau-Arts tient à deux raisons simples. Premièrement, la France était une Nation. Elle avait constitué et imposé un concept national à sa politique et à sa culture. Deuxièmement, la France avait rationalisé et transformé l'apprentissage de l'Architecture en un enseignement de l'Histoire... En 1968, l'École éclate et on fait le grand amalgame contestataire où "Maîtrise" et "Autorité" se confondent. Ce qui fait que pour s'emparer de l'"Autorité" on vide l'École de la "Maîtrise", et dorénavant, plus personne ne sait rien du tout. C'est un grand chaos, très sympathique par ailleurs, à tous les points de vue: politique, sociologique, intellectuel, libertaire.. Mais, il n'y a plus de formation architecturale à l'École. Plus de Raison, plus de Progrès... A un moment donné, il a fallu prendre une certaine distance par rapport à cette situation, pour être capables de revenir en force avec un enseignement de l'Architecture... Une des bases de notre réflexion, c'est l'influence très forte de la pensée théorique italienne et des analyses critiques qu'elle a permises: l'École de Milan, Ernesto Rogers, la revue "Casabella", et des gens comme Gregotti, Rossi, Aymonino. Cette influence est surtout communiquée avec des projets, des projets et des projets... Pas nécessairement réalisés, mais au moins discutés, analysés et tout cela dans la tradition européenne des échanges entre l'Italie et la France. Il fallait tout d'abord lutter contre le refus de vouloir faire un projet car cela était vu comme compromettant, impur et puis l'ancienne École ne produisait-elle pas que des projets? Il fallait montrer que ces projets-là étaient sans idée, sans idéologie, sans rien. Il fallait repartir sur des bases totalement nouvelles, et les bases totalement nouvelles, c'était revenir aux années 1920 et 1930 quand tout cela a commencé, sans pour autant prendre cette attitude intégratrice du "Bauhaus" qui cherchait alors à s'allier à l'industrie pour produire de l'architecture. De tout cela on a conservé l'espace moderne dans ce qu'il a de plus difficile, c'est à dire son côté non maîtrisable, que l'on ne peut pas cerner avec des règles, enfermer dans un traité. Nous nous sommes proposés d'avoir une compétence comparable à celles des périodes précédentes, mais avec pour objet un espace qui par sa nature même ne pouvait se laisser codifier... Cette position était suffisamment ouverte, voire impossible, mais c'était en même temps pour nous, la garantie que nous étions sur la bonne voie; parce que nous ne voulions pas non plus devenir des doctrinaires après un certain nombre d'années, et nous retrouver dans un cul-de-sac. On a pris au départ, à la fois par facilité, mais aussi parce qu'on y adhérait, la définition que donne Henri Lefebvre de l'espace moderne: un espace "homogène" et "brisé". Homogène parce que pareil partout, et brisé parce qu'il se vend en petites parties. Il s'achète, il se troque. Il n'a plus de valeur autre que sa valeur marchande pour définir son statut. A partir de de moment-là, on décide que face à un tel espace homogène pouvant se parcelliser, il faut pouvoir se donner les moyens de le qualifier car c'est la seule voie qui permet de lui affecter une valeur autre, pour qu'il cesse d'être vendu et revendu, pour qu'il ait le droit à la Permanence. Le droit à la Permanence, c'est une qualification. Nous pensons que cette qualification ne pouvait être qu'architecturale dans le sens où cela s'applique à la double pertinence du produit et de l'usage. Ceci explique que notre activité pédagogique porte d'un côté sur un travail très théorique ayant pour objet l'espace lui-même et ses modes opératoires, et, d'un autre côté, un travail pratique sur l'influence réciproque des formes et des pratiques sociales. Ceci veut dire que nous ne décollons jamais de la réalité, bien que nous  séparions clairement les deux objets. Cela se traduit dans l'enseignement par une première partie plutôt abstraite où l'accent est mis sur l'apprentissage d'un mode de penser qui traite des grandes familles projectuelles, du particulier au général et du général au particulier. Puis, ensuite, petit à petit, nous introduisons des facteurs concrets par une partie qui porte sur les usages et leurs complexités, et le tout se termine par la pièce urbaine

 La pièce urbaine est une notion qui semble constituer pour vous le point de rencontre du mouvement moderne avec la Ville et avec l'Histoire. Je crois que vous devriez définir un peu plus ce que vous entendez par pièce urbaine;

D'une manière simple, on peut dire que la pièce urbaine représenta aujourd'hui la limite de l'Utopie. On ne croit plus à la Ville comme un élément pouvant être dessiné de toute pièce, d'une seul coup et dans sa totalité... ( ) Au contraire, tout nous fait penses que c'est plutôt la consolidation des fragments autonomes qui constitue la démarche la plus positive. Le principe d'une pièce urbaine, c'est de s'inscrire dans son milieu sans produire de gêne... ( ) En tant que projet d'un secteur de la Ville, ce projet se dégage des règles de la Ville et soulage celle-ci de la responsabilité de ce secteur... ( ) Ceci n'a rien à voir avec la définition de Rossi, ou la Ville est vue comme un ensemble d'architectures et où il faut découvrir chacune d'entre elles, quelles qu'elles soient. Cela n'a rien à voir non plus avec la Ville par parties d'Aymonino où il y a des ensembles homogène générant une force d'interaction à l'intérieur de la Ville. Cela n'a absolument rien à voir avec la conception de Colin Rowe où la Ville est vue comme un collage et cela n'a surement rien à voir... ( ) avec l'attitude typologique et morphologique. Ce qui ne veut pas dire pour notre part qu'il n'y ait pas d'études typologiques et morphologiques à faire. Mais nous disons, et c'est cela qui est important, que notre intervention est une intervention "Kangourou", c'est à dire que chaque construction apporte un espace capable d'être public. Cet espace n'est pas public par essence, car il doit satisfaire avant tout les habitants à qui s'adresse le programme, mais cet espace aura la capacité de s'installer dans la Ville comme un lieu ouvert et public... ( ) S'il y a une référence historique pour la pièce urbaine, celle-ci se rapporte plus au Hof viennois qu'à autre chose... ( ) D'ailleurs, c'est souvent un espace clos et qui s'ouvre plutôt que l'inverse. 

 On a l'impression que l'enseignement projectuel du groupe UNO est à la fois formel et social. La place qu'y occupent les connaissances technologiques apparaît faible. Comment ceci est-il reçu par le milieu professionnel en France, et comment parvenez-vous à tenir vos distances vis-à-vis les post-modernes chez qui la préoccupation formelle est très forte?

C'est là un grave problème. J'ai bien dit au début que ce qui était important c'est de savoir à qui on enseigne. Ce sont les Français. Donc, il faut tenir compte du grand mythe, du grand complexe des architectes français qui est celui de croire qu'ils ne savent pas construire, ce qui conduit à un respect exagéré de l'ingénieur. Ceci est culturel! Ce qui fait que si on offrait un enseignement totalement abstrait par exemple, cela risquerait d'être mal ressenti, incomplet, boiteux. Donc, malgré le fait que notre préoccupation soit uniquement projectuelle, parce que c'est là où ça pêche partout dans le monde --ce n'est pas un problème spécifiquement français-- on traite uniquement du logement et dans le cadre de son mode de production en France. Je dis que l'on traite uniquement du logement parce que celui-ci est d'une certaine manière la brique de base du travail de la pièce urbaine. Il faut qu'il puisse être travaillé par les étudiants comme des mots qui pourront faire une phrase. Et ces mots-là, il faut en avoir une réalité un peu plus consciente, sinon on risquerait de former des gens insensibles aux dimensions sociales de leur pratique, tandis qu'il y a quand même à la base de notre projet pédagogique une idéologie sociale à laquelle nous sommes attachés. Ainsi, pendant la période post-moderniste en France, qui est finie, on a pu résister parce qu'on était structuré autour du modernisme non pas comme un style, mais comme un contexte social, comme une pensée sociale, comme une philosophie. On a pu résister et même gagner. On les a en fait écrasés en tant que mouvement cherchant à s'inscrire dans la réalité, et ce qui reste des post-modernistes, c'est ce qui reste dans toute société qui a ses ranges résiduelles. En fait, ce qui reste du post-modernisme c'est un résidu libertaire; même aujourd'hui, visitant certaines écoles qui viennent d'être construites, tu verras ça et là, à gauche, à droite, quelques petits potelets, des colonnes, des frises, des frontons et autres machins, mais dans la mesure où cela représente 15 à 20% de la production de l'objet, c'est sans importance. Par contre, les anciens professionnels on repris du poil de la bête et ils reviennent en force avec toute leur production productiviste, ce qui nous pose le problème de ne pas nous laisser récupérer; car ce sont les anciens qui avaient, eux, perverti le mouvement moderne en l'orientant et en le transformant en une activité tournée essentiellement vers le profit. C'était un danger que de nous retrouver à fournir des arguments aux anciens patrons et qu'ils profitent ainsi de cette période d'incohérence pour s'offrir une seconde jeunesse. On a résisté là aussi, et on a pu le faire en tenant un discours très fort autour de la rigueur, du travail, du sérieux, disons en faisant du travail architectural une mission et pas un métier, en le transformant presque en fait religieux. Ils n'ont pas pu nous suivre sur ce terrain. Par contre, je me retrouve aujourd'hui en France avec une image d'architecte cubique, qui ne fait pas de compromis ni de concession, qui n'entreprend pas un concours pour s'amuser pendant quinze jours, qui refuse de prendre plus d'affaires qu'il ne peut en assumer lui-même; en même temps, il a donc fallu aussi se poser en modèle.

Un des thèmes qui ont dominé les années 1960-1970 c'est la participation comme lieu et moyen de légitimité de l'expertise sociale de l'architecte. Et ceci se retrouvait autant dans les courants populistes que pseudo-scientifiques. A la limite, ce thème est encore présent dans les débats sur une architecture publique. Voyez-vous dans cette préoccupation une dimension importante des changements qui touchent à l'exercice de la pratique architecturale? 

Bon, je pense qu'on n'en est pas là. Je crois que faire travailler les usagers suppose que l'éducation nationale a tenu compte de cette éventualité et que dans l'école on a formé les élèves et les étudiants à une conscience citadine et urbaine. A ce moment-là, face à une pression réelle et pas inventée, il faut considérer ce problème. Mais un petit groupe de trente personnes qui s'ennuient dans leur métier, et, parce qu'ils ont du temps en trop, se préoccupent de se monter leur maison, je ne trouve pas que ce soit un mouvement. Si le mouvement est assuré par la société toute entière, et dans ce cas-là on dit et on écrit dans les textes scolaires que l'environnement appartient aux usagers, il y a une véritable démarche. Mais pour l'instant tous les mouvements participationnistes ont été inventés par l'architecte, donc que l'on ne me raconte pas d'histoires. Je ne connais pas un mouvement qui soit allé chercher un architecte pour faire, que cet architecte ait réfléchi ou ait été surpris par avènement d'une nouvelle sensibilité et qu'il se soit mis à travailler. Faux! Il y a des gens, quand ils montent dans un train, ils ne peuvent pas faire trente kilomètres sans causer avec tous les gens qui sont dans le compartiment. Il y a des architectes qui n'arrivent pas à trouver une idée architecturale s'ils ne causent pas avec dix personnes. Ça ne veut pas dire qu'ils sont plus participationnistes qu'avant. De toutes façons, la France est un pays tellement sur-organisé qu'on est forcé de rencontrer entre 80 et 100 personnes avec lesquelles on doit parler et expliquer le projet, les convaincre, les faire participer et tout... pour dire qu'en France, rien ne se fait sans participation.

J'aimerais revenir sur la situation française. Pensez-vous que l'on peut parler d'une nouvelle architecture française?

Je ne crois pas qu'on puisse dire aujourd'hui qu'il existe une nouvelle architecture française; En France, depuis plus de dix ans, après les changements de mai 1968, il y a une nouvelle pensée architecturale. Mais les nouveaux architectes sont en train de sortir. Comme d'habitude, parce que le milieu est hostile, ils ont de la difficulté à percer. On peut considérer que toutes unités pédagogiques confondues, tous professeurs et étudiants confondus, on met sur le marché une dizaine d'architectes par an et ça c'est même très optimiste, une dizaine d'architectes capables de porter une réalisation, capables de mener à bien la concrétisation de tout l'effort mené par une vingtaine d'enseignants qui ont tout changé. C'est très peu pour une France de 15 000 architectes. Cette nouvelle architecture n'arrive pas à percer. Pour l'instant, on assiste à une élévation du niveau de la réflexion et cela se voit chez les décideurs en ce qui concerne ce qu'il faut faire pour les villes. C'est à dire que les historicistes ont été récupérés pour légitimer une tendance plutôt immobiliste, les post-modernistes ont été récupérés pour nourrir une tendance vernaculaire et quant aux modernes, ils ont été récupérés pour donner une allure actuelle à des projets qui ne sont plus très actuels. C'est ça la réalité française. Mais je dirais cependant que chaque fois qu'il y a une dizaine d'architectes de qualité qui peuvent fonctionner en France, j'ai alors la possibilité de faire un meilleur bâtiment. C'est ça le principe. Le principe c'est qu'il faut un milieu pour qu'il y ait une architecture.

Finalement 1968 représente un gain important pour l'éducation architecturale, puisqu'il se traduit par des attitudes nouvelles. Qu'est-ce qui caractérise ces attitudes et quels seront leurs effets dans l'avenir, selon vous?

Nous disons qu'il faut former des architectes conscients du fait qu'ils projettent et on considère qu'il n'y a pas d'architecture s'il n'y a pas de projet. Savoir qu'on projette est u ne conscience qu'un architecte contemporain doit avoir, comme dans les années 1920-1930, ce qui était important c'était de défendre une nouvelle société pour faire de l'architecture moderne. C'est ce qui a conduit à un lexique, puis plus tard à un style international qui véhiculait justement cette idée de nouvelle société. Avec cela on a fait ensuite de véritables assassinats de profits, des immondices construits que je ne suis pas prêt à assumer. Ceci est clair. Je ne protège et n'assume personne; parce qu'il est vrai qua la nullité qui a découlé de cette volonté de standardiser et de distribuer un logement propre à tout le monde passait nécessairement par l'élimination du superflu. On a fait alors totalement disparaître l'émotion. En essayant d'enlever le superflu au sens le plus bête, on a éliminé même l'émotion. Et l'émotion est inséparable de l'architecture car sans cela on est coincé. Le Corbusier en a bien fait la démonstration lorsqu'il se réfère à l'architecture grecque et à Phidias. Donc, former un architecte aujourd'hui, c'est l'amener à être conscient que projeter est une activité consciente. C'est cela le gain de 1968. C'est à dire que depuis mai 1968, la seule différence en France, fondamentale, culturelle, irréversible, incontournable, c'est que l'architecte réfléchit... ( ) prenons par exemple le courant historiciste. Pour eux, réfléchir signifie avoir un savoir et après pouvoir l'utiliser par la répétition ou l'imitation comme mode de production et on va jusqu'aux excès des urbanistes belges...

Ne devraient-ils pas plutôt s'en tenir au Savoir sur l'architecture, c'est à dire à l'Histoire plutôt qu'à la pratique architecturale?

Mais si tu leur poses la question, ils te répondront qu'ils réfléchissent. Disons que je ne me retrouve pas dans leur démarche mais je crois que dans une société qui se donne comme pluraliste il faut accepter qu'ils puissent défendre leur point. De plus, il faut bien leur reconnaître qu'en Europe ce sont eux qui ont donné au contextualisme ses lettres de noblesse. Finalement, le problème des historicistes, c'est que n'étant pas des créateurs, la création n'étant pas leur problème, quant ils voulaient expliquer pourquoi telle situation n'allait pas, il était plus facile de le faire avec un exemple historique pour illustrer ce qu'ils voulaient démontrer dans leurs analyses. Le problème c'est que l'on est entouré de médiocres et les médiocres" ont tous pris ça comme étant la solution à adopter. Ils se sont contentés d'emprunter directement à l'Histoire leurs propositions. Mais l'objectif de ces hommes de réflexion a été de nous rendre sensibles au contexte et à l'Histoire et là-dessus je crois qu'ils ont parfaitement réussi. Si on regarde le courant productiviste on s'aperçoit que "les technos" en France ont un grand problème. C'est qu'ici la technique n'est damais donnée à la responsabilité de l'architecte, elle se présente toujours comme un mode de production imposé. Cette situation est très différente de celle qui existe par exemple en Angleterre. Venons-en au troisième courant au sein duquel on se situe. C'est celui qui se définit comme contemporain, c'est à dire qui se caractérise par le fait de prendre des programmes dans un espace qu'on considère moderne. Là, il faut distinguer. Il y a d'abord les anciens professionnels qui étaient nés dans le climat d'espoir de la nouvelle société et qui en ont gardé ce œil nostalgique, beau et honnête de l'architecte professionnel qui exécute  un travail bien fait, mais qui aussi commencent petit à petit à assimiler la dimension de la réflexion. En fait, ces grands professionnels ont ralenti un peu car ils ne possèdent plus entièrement la Commande et ils se sont laissés un peu influencer par la réflexion des plus jeunes. Ceux-là, ayant maintenant accès à la Commande, s'aperçoivent que c'est plus facile de dessiner que de construire et ils en viennent à respecter un peu plus les anciens professionnels. On peut donc envisager une jonction entre ces deux couches d'âges et de formations différentes. C'est à ce moment-là qu'on pourra vraiment parles d'une nouvelle architecture française. Pour l'instant, on n'en est pas encore là, cette jonction ne s'est pas faite ou du moins c'est très partiel. On dit: l'Architecture en France est en progrès; mais on continue à faire des préfectures immondes. Disons qu'on ne les a pas ces commandes-là...

On a une image un peu déformée de UNO. On serait tenté d'y voir une approche très collectiviste, voire dogmatique, de l'encadrement des étudiants. En fait, j'ai pu constater par moi-même, que c'est plutôt le contraire. Votre enseignement est très orienté vers les individus, et leur autonomie intellectuelle est constamment sollicitée. Il me semblerait important que vous nous décriviez un peu la nature du rapport pédagogique que vous cherchez à développer.

Ayant été moi-même étudiant avec tous les défauts imaginables, ma première attitude en tant qu'enseignant c'est d'analyser et de comprendre ces défauts. Et il devient alors possible de les exacerber pour rendre les étudiants plus performants. Ces défauts, ce sont en général: égocentrisme, la cruauté, la concurrence, bref, toutes ces valeurs que la société décrie, nous, on les utilise pour faire travailler les étudiants. Un étudiant pour nous, ce n'est pas un numéro. Il faut connaître son nom, il faut l'identifier. Un étudiant travaillera dans la mesure où son travail sera identifié. Un étudiant qui est un numéro ne travaille pas, ou ne travaille pas autant qu'on le lui demande. Nos étudiants travaillent facilement, deux ou trois fois plus que la moyenne nationale. Je considère que la seule chose qu'un étudiant apporte lorsqu'il rentre dans une école, c'est sa motivation et sa capacité à travailler. L'objectif de toute pédagogie, c'est de faire que l'étudiant soit surpris par son travail, c'est à dire qu'il se surprenne par quelque chose qu'il a fait et qu'il ne soupçonnait pas qu'il serait capable de faire par lui-même. C'est ça l'histoire d'un atelier: c'est porter un étudiant au maximum de ses possibilités. Je dirais donc d'une manière un peu cynique, qu'il faut puiser dans les facteurs un peu pourris de l'étudiant pour le placer dans cette situation. Par exemple, on secrète très favorablement la concurrence, sans le dire, mais en disant à chacun que par rapport à lui-même il n'est pas au plus fort. On favorise aussi quelqu'un qui est faible mais qui fait subitement un progrès, en le signalant au groupe comme étant le meilleur. En résumé, tout un système de stimulations individuelles qui s'appuie sue le dessin. C'est à dire que l'on fait tout pour qu'un étudiant puisse regarder un dessin collé au mur pendant trois heures. Et pour qu'il soit capable de regarder un dessin à lui, pendant trois heures, il faut qu'il y ait beaucoup de travail fait. Il faut passer par là car on sait que l'Architecture n'est plus une valeur de société même si on se demande parfois si elle le fût jamais. Mais disons que l'on a pour nous une image où cette valeur perdure. L'architecte est quelqu'un qui va être confronté pendant le reste de sa vie avec un travail qui ne sera pas apprécié par d'autres que ceux qui appartiennent à son milieu architectural proche, et pas du tout par la société, ni par les clients, ni par les gouvernements, ni par les commanditaires, par personne, rien...   Donc, il faut que l'architecte puisse trouver dans son travail un plaisir suffisant lui permettant d'avoir son autonomie. Ou bien il trouvera du plaisir uniquement dans l'utilisation restreinte des moyens de la production de l'architecture, par exemple, dans le dessin, ou bien il sera incapable de continuer. Il se fera laminer par la société. C'est donc une manière de le protéger pour le futur. C'est u ne manière aussi de lui permettre de lutter contre le chômage, parce que, déjà, il faut le noter, nos étudiants sont les plus cotés sur le marché du travail. Ils servent... ( )

On peut sans aucun doute dire que les étudiants sont une des composantes essentielles du milieu architectural pour en assurer sa transformation réelle. Votre position ici est très claire. Vous défendez la formation d'une élite...

Élite? oui! Tant qu'il n'y a pas de jonction, tant qu'il n'y a pas de milieu architectural, de qualité architecturale moyenne, tu es forcé de former une élite. C'est ça qui constitue le meilleure attitude sociale, ce n'est pas de rabaisser tout le monde au plus bas niveau pour que tout le monde soit pareil, non! c'est de lâcher une élite qui fera que tout le monde monte d'un cran, d'accord, c'est ça la position.

Mais cette position n'est-elle pas contradictoire avec l'accessibilité à l'enseignement et le refus d'une sélection arbitraire.

Oui! Justement! Mais nous n'hésitions pas à nous sacrifier physiquement. C'est à dire qu'on veut créer une élite, mais dans la limite extrême de nos possibilités physiques. On ne fait pas de sélection à l'entrée. On traite tous les candidats de façon égale. On ne choisit pas. On les prend comme ils sont et on accepte le maximum. Pour l'instant, c'est la jalousie d'autres enseignants autour de nous qui fait le barrage, parce qu'il ne veulent pas recevoir plus d'étudiants chez eux. Mais ça ne nous empêche pas d'avoir monté des studios de plus de 50 personnes. Ce qui est beaucoup quand on essaie de garder des contacts individuels.

Si tout le monde peut rentrer, cela signifie-t-il que tout le monde peut sortir? Il y a en fait une sélection qui doit se faire quelque part?

Nous ne sommes pas dupes. Bien sûr, il  y a une sélection, mais c'est la bonne! Chacun sait que lorsqu'il rentre chez nous, il en a pour sept ou huit ans d'études. C'est très rare de trouver un étudiant qui fait un parcours sans faute et qui sort au bout de cinq ans et demi. Ceci n'est pas vrai. Donc, un étudiant sait qu'il devra rester un certain temps. Du moins s'il ne le sait pas tout de suite, il va l'apprendre vite. De plus, c'est un gros travail, un "boulot" qui l'attend. Pour y faire face, il va devoir se mettre en cause. Il ne sortira plus le dimanche. Sa vie va changer. Donc, ou bien il trouve et ça passe, ou bien il craque. C'est ça la sélection. On ne trouve pas chez nous quelqu'un qui viendrait étudier l'architecture simplement pour la raison que son père aurait déjà un cabinet d'architecte. Cet étudiant-là ne vient pas chez nous. Il y a donc en effet une sélection. En plus, cette sélection s'appuie sur une image. C'est pour cela que je dis qu'on utilise toutes les images, même un peu mauvaises, pas trop démocratique, mais on le fait exprès, on en est totalement conscients. Tout le monde sait que UNO c'est le seul groupe identifié en France, un groupe où il se passe des choses, une aventure, et où le produit est reconnaissable. Face à cela, il y a une espèce d'attente, une demande. Les étudiants qui arrivent là croient, au début, qu'il suffit d'être là pour devenir "membres", mais très vite ils s'aperçoivent que ce n'est pas un "club", mais que c'est plutôt une "galère" où il faut vraiment ramer pour avancer. Et donc tous ceux qui décident de continuer sont des gens extrêmement motivés. Cela se voit dans le fait qu'on a accueilli cette année 50% d'étudiants en transfert par rapport à 50% d'étudiants qui étaient rentrés directement à UP8 sans trop savoir ce qu'il y avait --disons le parcours classique. Maintenant nous avons autant d'étudiants qui viennent de l'extérieur, d'autres écoles, d'autres pays même. Et venir de l'extérieur pour un étudiant, cela signifie qu'il va accepter de perdre un ou deux ans puisqu'on le rétrocède pour le ramener à la base de notre formation. Ceci explique que nous bénéficions d'un enthousiasme et d'une motivation très élevés. De ce point de vue, nous avons réuni les meilleures conditions psychologiques. Ici les étudiants produisent, et ils ont réellement conscience que la nouvelle architecture française dépend d'eux.

Vous êtes un architecte qui est maintenant reconnu pour la qualité de vos réalisations et aussi pour vos positions. Vous êtes sollicité un peu partout à travers le monde et on se demande si l'architecte ne prend pas plus d'importance que l'enseignant qu'on a un peu tendance à oublier. Qu'en est-il réellement pour vous, de votre rôle dans cette nouvelle architecture française?

Bien que je bénéficie aujourd'hui comme architecte d'une image favorable au plan international, ce en quoi je joue un rôle que je considère important en France, c'est en tant qu'enseignant. Cela m'assure d'une certaine manière un petit matelas, une relève pour le futur au point de vue de l'Architecture. Chose que je ne peux pas dire pour le reste du monde. Et puis dans une société où maintenant on voit la jeunesse qui ne trouve plus rien pour se motiver, être entouré de jeunes, intéressés, enthousiastes et motivés, ça c'est beaucoup! c'est immense! Oui, l'enseignement c'est important pour moi. Sans cela, il y a des moments où je ne pourrais pas tenir le coup.


Cet entretien fut publié dans le numéro d'Avril 1985 de la revue A R Q, Architecture Québec, première partie de la série "L'ÉDUCATION EN ARCHITECTURE ET EN DESIGN"

PÉRONNE: INTERVIEW DE CIRIANI PAR VÉRONIQUE ET ALAIN DERVIEUX

Historial de Péronne, juin 2007
Publication "L'architecture des musées du XXe siècle", éditions CNDP
Réponses légèrement remaniées par M.E.C. sous l'oeil attentif de Ciriani en novembre 2014
Les illustrations diffèrent de celles de la première publication
Photographe Jean-Marie Monthiers (sauf exceptions notées)



VAD Commençons par le cœur du projet. Des dessins d’Otto Dix y sont exposés. Comment ces œuvres sont installées ou interviennent dans l’espace et côtoient les autres objets de la collection ? L’essentiel se résume pour moi entre présentation horizontale et verticale …



H.C. L’historial de Péronne est indiscutablement mon projet le plus populaire. Il est populaire, je crois, pour deux raisons. La première tient à la lumière naturelle dominante. Les gens se promènent et déterminent le parcours sans qu’on ait besoin de les guider car ils suivent la figure du projet qui est une hélice: des salles éclairées tournant autour d'un cœur. La seconde raison est qu’il n’est pas trop grand. Les gens aiment bien "maîtriser"- très souvent c'est cela qui leur donne l'impression que le bâtiment a une "échelle humaine"; ils détestent rater des salles ou revenir en arrière. Tout ce qui perturbe la possibilité d’apprécier la collection en deux heures est à l’encontre d'un musée.

Ce sont les conditions de réponse. Pour apprécier la lumière autour d’une hélice, il faut un centre sombre ! En effet si le centre n’est pas noir, la lumière n’est pas en périphérie et on revient à l'idée du patio qui ramène vers lui la centralité ouverte et s'oppose à la volonté d'une qualification de la périphérie. Ici la salle centrale "reçoit" la lumière de sa périphérie en contre-bas, alors que sa grande hauteur accentue le côté sombre, la pénombre.


Quatre salles vont conforter le centre, la première, celle de l’avant-guerre, regarde le château. Une faille d'espace vertical à lumière zénithale nous fait ‒en la traversant‒ "rentrer dans la guerre" et nous conduit vers le point central du projet. Là, à cet endroit nodal et sombre, il fallait une  idée force, à la hauteur de ce que fut cette guerre mondiale et sa cohorte de victimes1.  une idée pour secouer fortement. Après le concours la solution s'imposa d'installer des stèles verticales en acier toute hauteur  –comme Serra aurait pu le faire. Lors de cette guerre le blindage est apparu. Jusque-là, l'esprit guerrier dominant était celui de l’époque médiévale avec ces aspérités agressives exaltées dans un phantasme héroïque. Le blindage, c’est l’inverse, c’est abstrait, plus c’est lisse, plus ça impressionne : le signe visuel de l’inexpugnable, sans aucune faille. Un blindage d’une épaisseur de 6 cm dégage une énergie suffisante pour couper le souffle. Évidemment les fondations n’étaient pas prévues pour cette surcharge et il fallait hélitreuiller les stèles pour les entrer par le haut.

Pour la muséographie il y eut un concours, attribué à Repérages Architecture, mais cette salle n'en faisait pas partie. Je l’ai travaillée avec Lionel Guyon et nous avons étudié les idées du concours où nous souhaitions y convoquer les morts de la bataille de La Somme. Lionel a su faire avec les moyens dont nous disposions. Il a réalisé cette présence solennelle sur les stèles avec des photos d’époque. Les dessins d’Otto Dix sont disposés individuellement dans un mobilier en métal « guerrier » qui permet de les voir seul à seul, en périphérie de la salle, ouverte en façade sur les autres salles du musée. 

Après l'entrée, nous descendons dans la salle 1914-16 salle "lente", 
 celle de la guerre des tranchées, on se "terre", d'où les fossés. 

Elle est suivie par la salle 1916-18, salle "rapide" la guerre s'accélère avec les divers progrès (industriels et médicaux)
et l'arrivée des USA, d'où le mur courbe induisant une fluidité du parcours.

La dernière salle –l'après-guerre– illustre le début du tourisme dans les lieux de la mémoire

et nous conduit doucement vers l'extérieur bucolique.




VAD Ce sont des gravures, la matière est particulièrement adaptée à rappeler leur fabrication autant que leur sens.



H.C. Cette salle me rappelle le musée d'Arles2 où j'ai eu à  réaliser la muséographie, surtout parce que quand il y a très peu d'argent l'architecte du bâtiment est celui qui peut le mieux s'appuyer sur l'architecture pour soulager la muséo.



VAD Le rapport au sol de ces deux muséographies est très différent. Soulevé sur pilotis, le sol de l’Historial a toutes les qualités d’un sol artificiel et celles d’un sol naturel dont on peut excaver, travailler l'épaisseur. Quel rapport la muséographie entretient-elle avec l’architecture, à Péronne et Arles?



H.C. Cela tient à ma conception du musée. Même si je considère le musée comme une œuvre intègre, il est aussi une « capacité de futur ». Je dois anticiper les transformations que l’avenir apportera. La réponse responsable à cette question en muséographie m’incite à cette proposition. Dès le concours chaque salle est équipée d'un plancher technique qui existe au même titre qu’un plafond technique (appelé par erreur faux-plafond)  alors que les parois latérales sont à moitié opaques pour recevoir des vitrines ou transparentes pour apporter la lumière des espaces captifs. Les muséographes peuvent ainsi réaliser un travail en profondeur sur un plan disponible et non un plan asservi.





APARTÉ

Pour son premier musée, on se pose toutes les questions : qu’est-ce qu’un musée, quel en fut le premier etc. Quelle est la différence entre Le Louvre et le musée aujourd’hui ? L’entrée, structurée pour le premier, doit être conçue pour la foule dans l'autre cas.3 C’est la seule différence car les œuvres, une bonne lumière pour les voir et un parcours pour les visiter, demeurent des données constantes. F. L. Wright avec le musée Guggenheim et Le Corbusier avec le musée à croissance illimitée4 ont montré qu'un musée c'est avant tout une circulation et que celle-ci détermine la forme du projet. Mais ces deux précurseurs ont, à mon sens, "raté" un autre élément essentiel d'un bâtiment, partant d'un musée: l'entrée, le point de contact principal entre l'extérieur et l'intérieur, le démarrage de la promenade. Wright parce qu’en obligeant le visiteur à emprunter au départ l'ascenseur5 avant de pouvoir descendre, interrompt la séquence continue depuis le sol de la ville.
 
photo juleo.over-blog


 Dans le musée de Corbu, la visite commence au centre, ce qui oblige le visiteur à traverser la moitié du bâtiment avant de l'entamer.
photo Fondation Le Corbusier


J'étais donc sommé de mieux faire: il me fallait entrer, entrer, entrer. À Arles, le musée devient un triangle pour plusieurs raisons6, dont la capacité à entrer et sortir au même point.

Le plus difficile à faire est un musée de peinture, j’aurais aimé en faire un pour Matisse ou pour Picasso, mais pas une rénovation, un projet complet. Par rapport, les autres sont plutôt faciles à faire ! Il y en a peu qui exigent un rapport à la couleur aussi fragile. La lumière naturelle reste un combat bien que les progrès techniques des vitrages et des protections "invisibles" garantissent aujourd'hui qu’aucun lux ou UV ne puisse s’échapper. (Il est vrai que même mes dessins jaunissent !)



VAD Il y a donc une figure dynamique récurrente entre l‘Historial de Péronne et le musée de l’Arles antique. Comment entrer le plus près du centre sans s’éloigner de la périphérie et comment sortir en périphérie sans s’éloigner du centre ? Comment entrer et sortir au centre tout en restant proche de la périphérie ? Comment formuler ce paradoxe 7 à l'origine d'une véritable question topologique...

H.C. Oui c’est à peu près cela.

Je passe entre Arles et Péronne de la figure du triangle à celle du carré. Le triangle s’avère infiniment plus efficace. Le carré était possible pour une raison liée à la logique fondamentale de l’Historial: établir une relation entre le visiteur et l'événement. Les musées de la guerre (mémorial et non historial) sont faits pour ébranler, mais je ne suis pas en train de faire le musée de la guerre, je fais le musée de la paix. Le musée destiné à ce que la guerre n’existe plus. Je ne cherche pas à provoquer des sentiments qui génèrent des expressions de frayeur devant les horreurs de la guerre. Mais au contraire, qu'en sortant face au lac, le paysage parfaitement bucolique et pacifié, déclenche un « que la vie est belle sans la guerre ».



V.A.D. Alors une des problématiques majeures d’Arles serait d’entrer et celle de Péronne de sortir ?



H.C. Oui on peut le dire. Comme à la chapelle Pazzi, où l’important est de sortir, et Brunelleschi s’est montré d'une efficacité totale. D’ailleurs, de ce point de vue, l'influence de la chapelle Pazzi fut pour moi, bien plus forte que les palais devenus musées. Parce que la Pazzi est une représentation de l’extérieur de ce que tu dois espérer à l’intérieur, sans savoir ce que c’est. 
photos Wikipedia, blog brunelleschi, pileface.com

Une fois à l’intérieur tu es condamné à sortir pour te représenter à l’extérieur tout ce que tu viens de collecter à l’intérieur. C’est une définition de ce à quoi sert un musée. Si tu n’y collectes rien ça ne vaut absolument pas la peine. C’est la raison de la promenade architecturale : "re-collecter." En tout cas c’est la raison admise. Ceux qui veulent la créer littéralement se trompent. Le musée par définition donne à collecter des espaces aussi bien que les pièces exposées.

L'apothéose de la collecte d'espaces dans une promenade architecturale c'est l'Atheneum8 de Richard Meier où il n'y a rien à retenir d'autre que le plaisir du parcours: c'est le programme idéal pour illustrer ce que je retiens de l'espace muséal. 
 
photo Google milimet.com

Mon admiration pour Meier vient de là: comment réussir un projet presque sans programme, c'est l'architecture auto-référentielle, un équipement admis dans la culture anglo-saxonne dépourvue de l'idéologie qui prévaut dans les pays latins.

                                                         

VAD Comment se référer au Guggenheim sans avoir vu ni savoir lire une coupe ?

Tu livres peu d’horizons à l’intérieur de ce musée. Est-ce par pudeur pour cette période où l’excès d’horizon, sa menace, sa fixité paysagère signifiaient l’inconnu et le néant ? Ou bien le programme nécessite-t-il une forte intériorité ?



H.C. J’ai fait en sorte que mes musées soient des musées de plain-pied. Dans un cas de plain-pied évident, parce que c’est plus rassurant de voir des pièces lourdes par terre ou dans une fosse (Arles). Dans l’autre cas –ça reste fondamental et tout le monde le ressent, mais personne ne l’a bien expliqué– il y a un paradoxe à résoudre : le programme d'un musée produit un enfermement et l’enfermement s'oppose à la modernité. Arles se constitue autour d’une hélice, qui n’est pas un triangle fermé car les échappées s’y déploient. Dans le carré de Péronne, il y a constamment des échappées visuelles orientées vers le sol, qui révèlent que nous sommes en l’air. C’est déjà une abstraction. Une fois en direction de l’eau, à une autre reprise vers le sol, sans qu’on sache où. La guerre, on aimerait que ce soit une abstraction, on résiste au fait que ce soit naturel. Les choses qui restent inexpliquées d'un travail résistent à la capacité de les expliquer, ou bien sont inexplicables.

L’intériorité est obligatoire. Les échappées visuelles sont toutes verticales, étroites, pour retenir l’espace, éviter sa fuite.
photo Marcela Espejo
L’autre manière de retenir l’espace est utilisée à Arles par une paroi horizontale haute, un rideau de béton qui pince l’espace, montre le fleuve. C’est une attitude anti-touristique. Le touriste veut être impressionné, veut du spectaculaire. L’architecture peut fournir des informations avec une très grande retenue car l'émotion est au bout.



VAD Y a-t-il des points de vue particuliers qui explicitent comment c’est fait ? Peut-on se représenter l’architecture qui réunit ce qu’on en voit selon les différents angles ? Dans la villa Savoie, le fait qu’elle soit carrée (figure élémentaire et identifiable sans distinction de point de vue), permet de la comprendre, même vue partiellement. Le musée se présente ici de manière complexe. Chaque face semble pouvoir s’adresser à une sollicitation du monde. Une forme d’indépendance apparente, qui  n’explicite pas le contenu. L’unité qu’elles constituent n’est pas forcée. Chaque point de vue en appelle alors un autre. Un récit peut-il se constituer entre points de vue particuliers ?

La question concerne l’endroit où s’exprime le lien entre :

L’œuvre, l’architecture comme espace qui contient l’œuvre, l’architecture qui contient les espaces qui contiennent les œuvres. Quelle perception pour cet emboîtement ?



H.C. Si tu as une culture architecturale, une fois fait le tour du bâtiment, tu comprends le plan, la coupe, la lumière. Mais il est question d'être explicite aux non-initiés: un musée est un coffre-fort. Un musée recèle toujours de la valeur. L’apparence de perméabilité, fragilité (modifiable par une pluie) de dépendance à l’extérieur sont interdites. Le musée a donc recours à des dispositifs de prise de lumière qui lui sont propres, discrets. 



Chacun peut pourtant constater que cette fermeture apparente n’est pas antinomique d’une lumière naturelle importante. Au moment de sortir, chacun en se retournant est confronté avec une lecture presque simultanée entre extérieur et  intérieur, peut comparer son souvenir de l'intérieur, sa lumière, et ce qu'il voit dehors.
 Pour en savoir plus il fixe le regard, le souvenir. C’est ça la magie de l’architecture.



VAD En sortant on est frappé par l’ombre portée des cabochons blancs sur cette façade de béton ensoleillée. Dans cette région, ils peuvent rappeler les horizons vallonnés de croix blanches …



H.C. Oui, ce sont les couches d’interprétation que l’on donne. Un écrivain du coin a pensé qu’un tel musée devait avoir été conçu par un architecte très vieux. Je trouve cet hommage touchant.

Les cabochons, c’est aussi une idée liée à l’expérience du site. Le béton blanc s’imposait. En visitant le site le mur nord du château m’est apparu vert alors qu’on le savait en briques. Il était couvert de mousse et moisissures. J’en ai déduit que les "moustaches"9 étaient particulièrement à craindre sur ce béton blanc. J’ai donc dû inventer un truc pour décider, géométriquement, où les moustaches se poseraient. Ces cabochons, exclusivement présents sur les faces ensoleillées, accompagnent ainsi la course du soleil. Les ombres se combinent avec les "moustaches", pour faire vibrer10 la surface, au même titre que les bossages ou les pointes de diamant. Cela crée une épaisseur dans laquelle le béton ne constitue que le fond. J’avais même imaginé leur financement par souscription, afin d’y faire graver le nom des disparus durant la guerre mais l'idée ne put pas aboutir. Les cabochons sont en marbre pour souligner la valeur de l’individu par rapport à l’ensemble.



V.A.D. Pourquoi blanc ?



H.C. Plus tu te consacres à un projet, plus il te séduit. Déjà parce qu’il confirme tes intuitions, puis parce que tu y reconnais ce qui t’a influencé. Ces mêmes choses peuvent, à leur tour, influencer. Comme architecte tu n’es qu’un médium, un point de passage, pas un génie. J’avais vu des photos et des films sur les soldats combattant au front. Quelque chose m’avait marqué quand j’étais jeune. Là, le conservateur m’appelait parfois pour me montrer les matériaux d’époque, les « actualités » et j’ai compris, très tard donc, ce qui m’impressionnait comme à tout le monde ; quand les soldats surgissaient des tranchées, couverts de boue, ils étaient comme des fantômes : blancs de craie ! 
Quand j’ai vu un morceau éboulé du mur du château, j’ai vu derrière la brique le tout-venant fait de blocs de craie ! la matière même de l’architecture. Le musée sorti de terre ne pouvait être que blanc.


NOTES

1 Au comble du conflit : 60 000 morts en une seule journée dont 25 000 britanniques.

2 Musée de l'Arles Antique 1983-1995

3 D'où la nécessité de faire appel à I.M.Pei

4 Dont deux exemples ont été construits, l'un à Ahmedabad en Inde et l'autre au Japon, le Musée des arts occidentaux de Tokyo, 1959.


5 Qu'il soit vitré ne change rien.

6 C'est une figure inexplorée mais aussi une figure dynamique redoutable, alors que la figure en hélice, avec ses angles dégagés, nous permet d'échapper à l'enfermement du triangle qui exclut la modernité.

7 Paradoxe valide pour une recherche architecturale moderne adulte, affranchie des canons classiques du seuil depuis l'Antiquité (frontalité, emmarchement, colonnade, symétrie, enfilade, etc.)

8 Musée à New Harmony, Indiana, 1979, voir http://www.bluffton.edu/~sullivanm/meier/athexts.html

9 Moustache: expression consacrée de la bavure chargée de particules salissantes qui s'ecoule en se concentrant autour de toute aspérité d'un mur sous l'effet du ruissellement des eaux pluviales. Curieusement ici, du fait qu'elles ne sont pas exposées à la pollution, les parois sont dépourvues de "moustaches".

10 Comme les coquilles Saint Jacques recouvrant la "Casa de las Conchas"à Salamanque.