MARNE-LA-VALLÉE LOGNES LE SEGRAIS
H.CIRIANIAu touriste qui se rend à Marne-la-Vallée, on ne saurait trop conseiller de se prémunir d'une boussole. Une carte lui serait en effet inutile, soit qu'elle ne serait déjà plus à jour, soit qu'à la lire il lui faudrait une attention épuisante. Il ne pourra espérer le secours d'aucune pancarte, ni d'aucun de ses repères habituels. Il devra s'accommoder de ceux, étranges, entre lesquels il ballotera (châteaux d'eau déguisés en totem ou en ziggurat, boîtes de camembert géantes et jumelles monstrueusement érigées sur leur tranche) ou bien se fier à son flair d'automobiliste égaré qui saura évaluer pour lui sa distance d'avec l'autoroute.
Tel est le résultat de ce qu'il est difficile de nommer un "urbanisme" pondu par quelques caporaux d'autant plus soucieux d'en faire appliquer les réglements qu'ils savent mieux que ceux-ci sont sans fondement. Plaignez donc les architectes contraints de composer avec leurs pseudo-compositions urbaines en lesquelles se désarticule toute tentative d'ordonnancement: ils méritent la compassion. Et ne les taxez point des pires épithètes si, au bout d'un moment d'errement, le vertige vous prend de vous trouver dans ce qui vous paraîtra inévitablement une sorte de foire-exposition dont les allées ne seraient ni rectilignes, ni dénommées comme à la bataille navale. Ils travaillent en acrobate sur des figures imposées par des logiques de réseaux auxquels l'entendement renonce, bien qu'ils soient aussi catégoriques que passages de canalisations et voies pompiers. Grandes figures aux tracés avortés, parfaitement ignorants de la topographie. La terre même, autrefois vouée au blé, se révèle aujourd'hui meurtrie par la passage des engins qui ont refait le paysage pour l'adapter aux plans. Elle a renoncé à toute fertilité, reste sèche, crevassée, quand elle n'offre pas les ornières figées qu'ont laissées les pneus. Il faudra que des paysagistes s'attellent à la tâche pour que revienne l'herbe, et il faudra attendre longtemps avant de voir les arbres qui ornent pourtant avec constance tous les documents.
Avec un peu d'entraînement, cependant, cette fâcheuse impression d'incohérence s'atténuera: on finira par découvrir une classification des voies, on traversera un quartier mieux fini, on sera même peut-être séduit par un ensemble plus riant... Et l'on se prendra à se dire qu'après tout mieux vaut cela que rien, et que cet urbanisme, tout aberrant qu'il est, donne plus que s'il n'y en avait pas.
Telle est en tout cas la conviction de Ciriani, qui s'est trouvé, avant le premier coup de crayon, devant un de ces plans élaborés par la ville nouvelle, chargé de noir pour ce qui est indicatif et de rouge pour ce qui est impératif. Aussi ne s'est-il pas laissé décourager par la figure qui lui était donnée de "crescent" aplati, coupé en deux par une artère quasi élyséenne large de trente-cinq mètres, au débouché d'un chemin vicinal. Pas plus qu'il n'a été abattu par son interruption, quelques dizaines de mètres plus loin, par le viaduc curieusement oblique du Rer, ni par la butte chauve nouvellement sculptée en face. Optimiste invétéré, mais surtout propagateur infatigable de sa foi architecturale, il s'est employé à corriger, par le bâtiment qu'il avait à construire, les insuffisances patentes du plan qui lui était donné. Persuadé que l'urbanisme existe par les événements architecturaux bien davantage que par des intentions exprimées sur de seuls plans, il a voulu et réussi à insuffler de l'espace là où il semblait a priori si absent. Pour reprendre les termes qu'il emploie ailleurs dans ces pages, il l'a piégé, l'a domestiqué alors qu'il risquait de foutre le camp.
Les instruments de correction sont pour lui la maîtrise du territoire et la connaissance des proportions et des mesures de l'espace. Il faut encore y ajouter un travail inouï, sans lequel rien ne saurait arriver. Celui-ci semble à première vue formel et classique, tout préoccupé de symétrie, d'axes et de composition d'échelles. Il ne s'agit ni de formalisme, ni de classicisme, ni de tradition. Mais de la volonté de prendre appui sur les conventions que chacun partage pour qualifier des lieux de vie. Et si sans doute les moyens déployés semblent outranciers, c'est qu'il ne fallait pas moins pour redresser une situation compromise.
Le voici donc décidé à lire dans cet arc trop faible une lisière face à la colline antibruit. Le voici à l'empoigner pour le bander avec force. Il en attrape les deux morceaux disjoints et les creuse exagérément. Il sculpte symétriquement la masse des six niveaux et lui fait avancer les épaules, pour mieux absorber la surprise du trou béant qui la perce.Pour l'alléger, pour rétablir la courbe de l'alignement, pour absorber le choc qu'elle provoque avec la butte sa voisine, il la pourvoit en avant de deux plans. Le premier, corde tendue entre chacun des demi-arcs, en contient la force. Le second est une grille tendue dans l'effort de se joindre en une horizontale continue. Fragile, sans épaisseur apparente, maniérée dans ses percements, elle affecte l'allure d'une arcade destinée aux futurs passants. Ces plans successifs dessinent la frontière, enferment l'espace, laissent descendre quelques morceaux de ciel. Ils tricotent en somme les rapports des logements, qui les occupent et en profitent, avec la convention installée de la place: séjours au plus profond, chambres au plan intermédiaire, balcons généreux dans les interstices. Le crescent brisé est devenu arc.
Ciriani a voulu que les retours de masse qui se font face sur l'avenue pour l'encadrer soient traversés par un axe secondaire. Il a employé, à propos des porches qu'il a percés, un vocabulaire anatomique de "trous dans un corps musclé", dont les tendons seraient les balcons en saillie. C'est exprimer comment il s'est efforcé de les traiter pour y installer le passage du trop public au plus privé, autre distinction conventionnelle. Cette trouée transversale donne des vues sur les espaces arrière, cette fois dysymétrisés dans leurs rapports au territoire.
Les faces arrière font le dos rond. Elles se découvrent lisses, sereines, épanouies. Leur massivité et leur puissance sont adoucies par la sobriété de leur percement, et par le traitement des assises sur lesquelles elles s'appuient. Ces plateaux servis aux locataires leur donnent leur espace résidentiel. Les entrées en écailles les dérobent à l'oeil de l'intrus. Sur l'un des côtés se développe un bâtiment d'accompagnement, soigneusement accroché par la rue aérienne qui ceinture le bâtiment au pied des duplex qui le coiffent. Un long plan vitré supporte deux corps d'habitation, en accession à la propriété, bien aimables pour les pavillons posés sur l'herbe banlieusarde qui leur font face.
Car nos caporaux, sans doute soucieux d'oecuménisme social, se sont plus à concentrer les variations d'échelles et à confronter les modes d'habiter. Sur la voie numéro deux bis qui s'écarte de la place, des vagues de maisonnettes cernent l'ensemble. Avec ses logements en accession, Ciriani joue de différents plans qu'accentuent les balcons toujours confortables pour absorber cette brusque rupture. La leçon de couture qu'il donne ainsi n'a pas été suivie. A la tête dont il a pourvu l'avenue, sont accrochés quelques casseroles bringuebalantes, rapidement interrompues par le Rer. Elles profitent cependant de son effort, qui n'en pâtit pas trop.
La place reste encore à aménager. Heureusement confiée à Ciriani, elle est déjà flanquée d'un petit local commun résidentiel et attend la maison de quartier qui doit lui faire face, de l'autre côté d'un solennel escalier qui, dans l'axe de l'avenue enlèvera les passants au sommet de la butte. De haut, ils pourront se retourner sur cette tête olympienne et méditer sur les caboches des caporaux.
Jean-Paul Robert
Architecture d'Aujourd'hui N°252, septembre 1987