ARCHITECTURES EN PÉRIL, le Monde du 8/9/12

Le texte complet de l'article de Christine Desmoulins en page 3 du supplément Culture et idées du Monde du 8/9/12 est retranscrit ci-dessous. Pour le voir dans son format d'origine, cliquer sur le lien ci-dessous:

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 Architectures en péril

Le Musée de l’Arles antique fait l’objet d’une extension sans l’accord ni la consultation d’Henri Ciriani, l’auteur du bâtiment originel. La justice devra se prononcer sur cette affaire, qui pose la question du statut fragile du patrimoine de la fin du XXe siècle

CHRISTINE DESMOULINS
Arles, envoyée spéciale

Que dirait l’architecte Ieoh Ming Pei si sa Pyramide du Louvre était décapitée et agrandi, à son insu, par un architecte salarié du musée ? La même mésaventure est arrivée à Henri Ciriani, 75 ans, qui a conçu en 1995 le Musée de l’Arles antique, riche en trésors archéologiques trouvés dans la terre de la cité provençale ou dans le Rhône.
Sans demander son autorisation, le conseil général des Bouches-du-Rhône a décidé d’adjoindre à ce musée aux lignes épurées et d’un bleu profond, une extension de 800 m2. Les travaux seront finis fin 2012. C’est en recevant une invitation à la pose de la première pierre, en décembre 2011, que l’architecte a découvert ce projet. « Nous n’avons pas réussi à joindre Ciriani pour le consulter », dit-on au département.
Henri Ciriani n’est pas n’importe qui. Grand Prix national d’architecture en 1983, Médaille d’or de l’Académie d’architecture en 2012, enseignant célèbre, ce Péruvien d’origine a construit à Lima (Pérou), Paris, Marne-la-Vallée, Evry, Saint-Denis (nord de Paris), Colombes (Hauts-de-Seine), Rocquencourt (Yvelines), Péronne (Somme), La Haye (Pays Bas), etc. Ses projets sont publiés dans des revues aux quatre coins du monde. Son projet arlésien, installé hors de la ville, près du Rhône, a été choisi après un concours international. Il est labellisé « musée de France ». Ce triangle ouvert en ses angles, salué par la critique, figurait parmi les finalistes du fameux prix Mies van der Rohe.
L’adjonction est en cours de réalisation. Là où un patio s’ouvrait vers le fleuve dans un jeu de transparences et de poteaux, un parallélépipède massif obstrue désormais l’angle nord démoli de la façade principale. La deuxième façade est prolongée de 17 mètres et un volume opaque « engrosse » la troisième. « C’est plus qu’une extension, s’émeut Henri Ciriani, que l’on sent meurtri. Plusieurs éléments sont dénaturés : l’autonomie de la façade, le hall, le parcours en boucle, la lumière naturelle zénithale ! L’angle nord du triangle en hélice est une partie essentielle. Il a été saccagé par des bulldozers ! »
Le conseil général a voulu cette extension, en 2007, pour abriter d’autres trésors « pêchés » dans le Rhône, surtout un chaland romain de 30 mètres (bateau à fond plat de marchandises). Marseille ayant été élue « Capitale européenne de la culture » pour 2013, on choisira d’aller vite pour faire concorder les calendriers. Le département, présidé par Jean-Noël Guérini, ne consulte pas l’architecte et ne fait pas de concours, réalisant le projet en interne (6 millions d’euros).
Deux architectes salariés du département sont intervenus sur l’extension : Gérard Lafont, qui était jusqu’à cet été directeur général adjoint de la construction, de l’environnement, de l’éducation et d patrimoine, et Jean-François Hérelle, responsable de l’Atelier départemental de maîtrise d’œuvre. Ce dernier évoque son « humilité » et sa « responsabilité » face à l’œuvre de Ciriani. Mais durant une visite de chantier, il a surtout affiché sa fierté d’offrir un « écrin » au chaland romain et à d’autres œuvres, un sentiment partagé par le conservateur du musée. M. Hérelle ajoute, avec une satisfaction visible, que le bâtiment de Ciriani, notamment son angle nord, serait une invitation « opportune » à y « glisser l’extension comme un diverticule greffé sur le parcours ».
Sitôt les faits connus, des personnalités et des institutions architecturales du monde entier ont demandé à Frédéric Mitterrand, alors ministre de la culture, et a Jean-Noël Guérini l’arrêt des travaux et la restitution de l’œuvre originelle. Le critique d’architecture François Chaslin en fait un cas d’école, et l’architecte et théoricien Kenneth Frampton, a envoyé une lettre salée, le 6 avril, à M. Guérini : « Il n’y a pas de mots pour exprimer le choc et la répulsion que j’i ressentis lorsque j’ai été informé de l’intervention barbare que votre administration a cru bon d’infliger à l’un des plus magistraux bâtiments réalisés en France lors de la dernière décennie. » Jean-Paul Cassulo, président du conseil régional de l’ordre des architectes de Provence-Alpes-Côte d’Azur, ajoute que « le département, dans la précipitation, n’a pas mesuré l’importance patrimoniale de ce bâtiment ».
Ces interventions sont restées lettre morte. En mars, une conciliation menée par le conseil de l’ordre des architectes a échoué. Henri Ciriani a proposé d’amender l’extension, en vain. Pourtant, les architectes, dont l’œuvre est modifiée sont presque toujours consultés. Claude Vasconi l’a été quand son bâtiment « 57 Métal » (1984), à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), a été remanié par Jakob MacFarlane vingt ans après sa construction. Claude Parent l’a été lors de la réhabilitation de la maison de l’Iran à la Cité universitaire de Paris (1969). Ciriani lui-même l’est pour deux extensions prévues pour son palais de justice de Pontoise (Val d’Oise) et son musée l’Historial de la Grande Guerre, à Péronne.
Cet ajout arlésien verra donc le jour sans concertation. Aussi, l’architecte est décidé à porter l’affaire devant le tribunal de grande instance, avec le soutien du conseil national de l’ordre des architectes. Le débat s’annonce serré. Une loi de 1957 donne bien à l’architecte un « droit moral » sur sa construction s’il s’agit d’une œuvre « originale ». Mais la jurisprudence limite ce « droit moral » au nom d’un « droit d’usage » pour le propriétaire ou l’utilisateur.
Dans les faits, nombre de bâtiments anciens réalisés par des architectes décédés font l’objet de transformations sans susciter de polémique. Parfois les héritiers les contestent. Le cas le plus marquant est celui d’un imposant bâtiment à Paris, conçu dans les années 1920 par Georges Vaudoyer. En 2004, l’État, propriétaire du bâtiment, l’a fait rénover et envelopper d’une résille métallique. Les trois petits-fils de l’architecte, choqués, ont obtenu la condamnation de l’État par le tribunal administratif à un euro symbolique. Mais le ministère de la culture, qui occupe ce bâtiment et qui craignait que cette affaire nuise à son image, a, en 2007, versé 300 000 euros d’indemnités aux héritiers pour clore le conflit.
À Arles, les avocats de Ciriani devraient parvenir sans peine à prouver que son musée est bien une « œuvre originale ». Mais le conseil général, convaincu d’avoir agi sans fautes, va opposer son droit d’usager et de propriétaire. Il met en avant les compétences de son atelier d’architectes et estime respecter le code des marchés publics. Jean-François Hérelle ajoute que « la seule possibilité d’extension » résidait dans cet angle nord-est de la façade. Monique Agier, directrice générale des services au conseil général, défend pour sa part un « beau projet au calendrier contraint » et explique : « Lancer un concours d’architectes était difficile. Cette extension présentait une part d’inconnu, car on n’a pu connaître que très tardivement les dimensions exactes de l’épave du bateau, pour laquelle ce bâtiment est prévu. Avec un architecte extérieur, les corrections du projet auraient entraîné avenants et retards. »
Cette appréciation n’est-elle pas abrupte ? Nombre d’architectes habitués à intervenir sur les musées expliquent que tout programme bien monté offre une souplesse. Ils en usent habilement en jouant les bernard-l’ermite pour installer des œuvres de grande taille et des extensions dans des monuments aussi contraignants que le triangle arlésien. Monique Agier avance un autre argument : il était « interdit » de confier l’extension à Ciriani, il fallait passer par un concours, un autre architecte aurait pu l’emporter, dont le projet n’eût pas forcément été conforme aux souhaits du constructeur. « Nous, nous respectons son architecture, ses matériaux, son langage et la volumétrie d’une extension qu’il avait dessinée », affirme-t-elle. Ce que réfute l’intéressé, affligé par la sottise de ce mimétisme de matériaux pour une greffe d’architecture qu’il juge disproportionnée.
Pour Ciriani, le département n’a pas apporté à ce projet « le temps nécessaire à l’étude du bâtiment à prolonger. Il n’a pas pris en considération qu’il s’agissait d’une œuvre de l’esprit et non de mètres carrés à compléter pour loger de nouvelles collections ». Pour lui, « l’augmentation de surface pouvait trouver sa place dans l’enceinte du musée avec une modification du cloisonnement ». Son avocat, Didier Bernheim, plaidera la dénaturation de l’œuvre. Il dénoncera « l’absence de concertation » et la décision de recourir à des services qui « n’ont ni l’expérience ni les compétences pour un ouvrage de cette importance ».
L’architecte peut-il aller jusqu’à obtenir la remise en état de son bâtiment ? La réponse est plus nuancée, toujours en raison de la vocation utilitaire du bâtiment. La Cour de cassation, dans un arrêt du 11 juin 2009, fixe l’équilibre entre les prérogatives de l’auteur et celles du propriétaire. Ainsi les modifications apportées à l’œuvre architecturale d’origine ne doivent ni excéder ce qui est nécessaire ni être disproportionnées par rapport au but poursuivi.
Pour une œuvre d’art ou un monument classé, la jurisprudence aurait été plus nette : toute destruction ou dénaturation est condamnée. Justement, le Musée de l’Arles antique ne peut-il être élevé au rang d’œuvre d’art ? Les arguments ne manquent pas : c’est un lieu culturel et patrimonial, il est unique dans ses formes, est signé par un artiste réputé. Sur cette question, le tribunal tranchera.
Ce conflit soulève une question culturelle : quel statut donner au patrimoine de la fin du XXe siècle, trop récent pour être protégé au titre des Monuments historiques ? Nous sommes dans ce que Pierre-Antoine Gatier, président d’Icomos France, association chargée de protéger et valoriser le patrimoine architectural, qualifie de « temps suspendu entre le moment où une œuvre moderne est livrée et celui où elle accède au rang de patrimoine protégé ». Temps suspendu, donc fragile malgré l’existence du label « patrimoine du XXe siècle ». Aussi, pour l’avocat Didier Bernheim, il appartient à toute collectivité publique de « veiller au respect du patrimoine architectural contemporain » dont elle est propriétaire.
On aurait pu penser en effet que l’intégrité d’un musée récent, issu des grands projets du président François Mitterrand, bénéficierait d’une protection implicite. On aurait pu croire que la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC), service déconcentré du ministère de la culture, et l’architecte des bâtiments de France, rattaché à la DRAC, se seraient opposés au projet d’extension. Ils l’ont au contraire validé. La manifestation « Marseille 2013 » a probablement prévalu.
Sans doute les services de Frédéric Mitterrand ont-ils porté plus d’attention aux vestiges d’un cirque romain proche du musée arlésien et à la valorisation des pièces archéologiques qu’à l’écrin greffé sur le musée d’origine. L’importance du sujet a pu leur échapper, car ils n’ont pas jugé utile de solliciter le Service des musées de France. Ironie de l’histoire, celui-ci apporte son expertise à la réhabilitation d’un musée d’Arles, le Muséon Arlaten…
Cette affaire Ciriani arrive alors que se multiplient les menaces sur des bâtiments modernes et contemporains. Dans une pétition récente contre la destruction d’un immeuble de leur confrère Pau Chemetov, construit en 1983 à Courcouronnes (Essonne), 25 architectes français renommés évoquent une ribambelle d’édifices menacés, dont celui de Ciriani.
La balle est dans le camp du ministère de la culture, assez réticent à classer le patrimoine moderne, sans doute pour ne pas nuire aux projets des collectivités. « La culture ne vaut que si on la partage », peut-on lire sur une affiche du conseil général des Bouches-du-Rhône pour promouvoir « Marseille 2013 ». Sur l’affiche figure l’extension du musée à Arles.

Article paru dans le supplément Culture et Idées du journal Le Monde du samedi 8 septembre 2012