NIEMANN REVENAIT 20 ANS APRES SUR LE SEGRAIS A LOGNES

1986. Zac Segrais, Lognes, Marne-la-Vallée

Henri Ciriani architecte

La zone d'aménagement concerté Segrais, à Lognes, constitue l'un des derniers éléments d'urbanisation dans l'est de l'agglomération parisienne. Inscrit dans le périmètre de l'Opération d'intérêt national qui a créé la ville nouvelle de Marne-la-Vallée dans les années soixante, le bourg rural, qui comptait 248 habitants en 1975, voit sa population augmenter de plus de 60% en 2004. En 1986, Henri Ciriani se voit confronté à une gageure: construire un lieu de vie à partir d'un plan d'urbanisme qui laissait peu de marge à la qualité des espaces.

A Lognes, le quartier Segrais se situe entre les deux axes de transport qui assurent la liaison avec Paris: la ligne A du RER au nord et, au sud, l'autoroute A4. Entre ces axes principaux, les vastes parcs aménagés et l'omniprésence de l'eau font référence au paysage agricole de champs et d'étangs que présentait la commune il y a une vingtaine d'années. La construction de cette Zac s'inscrit dans la bataille qui suit la rupture avec l'urbanisme moderniste dans les années soixante-dix qui verra s'affronter les architectes dits "post-modernes" prônant un retour aux leçons de la ville traditionnelle et ceux qui défendent les valeurs esthétiques et sociales du Mouvement moderne.
Dans la présentation de cet ensemble de logements (AA n°252, sept.1987), Jean-Paul Robert insiste sur la réglementation qui régit les interventions des architectes: "Ils travaillent en acrobates sur des figures imposées par des logiques de réseaux auxquelles l'entendement renonce, bien qu'ils soient aussi catégoriques que passages de canalisations et voies pompiers." L'un de ces acrobates, Henri Ciriani, se voit confier ce projet d'envergure. En 1968, il intègre l'équipe pluridisciplinaire de l'Atelier d'urbanisme et d'architecture (AUA) où il reste jusqu'en 1982, date à laquelle il ouvre sa propre agence. Au seiin du groupe presque mythique d'Uno (1) à l'Ecole d'architecture de Paris-Belleville, il développe et transmet la théorie de la "pièce urbaine". Si l'architecture s'inscrit dans la continuité de l'oeuvre de Le Corbusier, elle montre aussi des affinités avec l'esthétique et la théorie d'Aldo Rossi, centrée sur la recherche typologique et un urbanisme porté par des événements architecturaux. Robert décrit le travail de Ciriani comme étant, "à première vue formel et classique, tout préoccupé de symétrie, d'axes et de composition d'échelles. Il ne s'agit ni de formalisme ni de classicisme, ni de tradition. Mais de la volonté de prendre appui sur les conventions que chacun partage pour qualifier les lieux de vie."
Les circonstances concrètes que Ciriani doit affronter à Lognes ne lui semblent pas avantageuses. La revue rappelle la persévérance du maître: "Aussi ne s'est-il pas laissé décourager par le figure qui lui était donnée de crescent aplati, coupée en deux par une artère quasi élyséenne large de trente-cinq mètres, au débouché d'un chemin vicinal. Pas plus qu'il n'a été abattu par son interruption, quelques dizaines de mètres plus loin, par la viaduc curieusement oblique du RER, ni par la butte chauve nouvellement sculptée en face."
La façade quelque peu théâtrale qui donne sur la petite place est composée de deux plans: "Le premier, corde bandée entre chacun des demi-arcs, en contient la force. Le second est une grille tendue dans l'effort de se joindre en une horizontale continue. Fragile, sans épaisseur apparente, maniérée dans ses percements, elle affecte l'allure d'une arcade destinée aux futurs passants. Ces plans successifs dessinent la frontière, enferment l'espace, laissent descendre quelques morceaux de ciel. Ils tricotent en  somme les rapports des logements, qui les occupent et en profitent, avec la convention installée de la place: séjours au plus profond, chambres au plan intermédiaire, balcons généreux dans les interstices. Le crescent brisé est devenu arc."
Aujourd'hui, vingt ans après, cette idée principale, aussi conceptuelle qu'elle soit, se montre toujours très efficace. Elle semble correspondre aux besoins des habitants. La géométrie rigoureuse propose un cadre où peuvent apparaître les balcons en grande partie orientés vers le sud et le parc. "On est bien ici", constate un jeune homme, croisé dans le passage vers la cour intérieure. Il habite là depuis son enfance et se rappelle encore des travaux de finition des balcons lorsqu'il avait emménagé avec sa famille. A l'époque, il jouait dans la cour où son ami habitant l'immeuble voisin aux fenêtres carrées a perdu ses dents. Aujourd'hui, cet espace, réminiscence d'une agora grecque, est vide et les gradins en béton ont mal vieilli. Les enfants préfèrent désormais jouer sur un simple terrain de sport voisin La sécurisation de l'ensemble par des travaux de "pose de clôture" est annoncée par un panneau de permis de construire. Notre jeune homme estime que les travaux ne sont pas réellement nécessaire, mais probablement inévitables à notre époque. A l'intérieur du bâtiment aussi, les années ont laissé des traces: les couleurs entre vert brillant et vert menthe ont jauni et la laque du garde-corps s'écaille. Des cigarettes jonchent le sol des parties communes --fumer à l'intérieur des logements n'est plus à la mode. Par contre, les fenêtres directement scellées aux murs ne s'ouvrent toujours pas. Monsieur M., entrepreneur et, depuis quelques mois, habitant des logements privatifs, conteste l'état des lieux: "On dirait du HLM." Peu de travaux ont été réalisés au cours des vingt dernières années. A l'arrivée de Monsieur M., les copropriétaires l'ont chargé d'une mission de pilotage pour la rénovation du bâtiment.

L'ensemble a conservé son statut de centre du quartier: les locaux commerciaux au rez-de-chaussée sont occupés par un supermarché asiatique et Le Segrais, un bar PMU qui, le dimanche après-midi, est plein à craquer. La clientèle suit avec passion, dans la fumée des cigarettes, les courses hippiques; On boit du café ou de la bière Saint-Omer. A l'image du reste de la commune, la majorité des habitants est originaire d'Extrême-Orient.

Sur la route qui mène à la gare du RER, le chantier d'une nouvelle médiathèque est en cours. Le parc, avec ses équipements sportifs, sera également bientôt réaménagé. Et, alors que l'aubette et les panneaux publicité sur la place ont déjà suivi les nouvelles modes du mobilier urbain, seuls les réverbères en béton lavé témoignent encore de l'esprit des années quatre-vingt.

Sébastien NIEMANN
Architecture d'Aujourd'hui N°370, mai-juin 2007
Dossier "Architectures revisitées"

NOTES DE L'AUTEUR
(1) Expérimenté en 1969 après la dissolution de la section architecture des Beaux Arts au sein de l'atelier Ciriani au Grand-Palais (UP7), puis transporté à UP8 en 1977, Uno transforme les intuitions de Ciriani en programme pédagogique. Programme contrairement à la vogue de l'époque, qui s'appuie sur le dessin, la manipulation des formes et des concepts avec des passages obligés --le logis, le 30 x 30, les 4 logements, la pièce urbaine--, et, en dernière année, un séminaire de formation historique et théorique. Le tout devant former de bons projeteurs. A ce sujet, voir AA n°282 du 21 juillet 1992, M.-J.Dumont, "Portrait de l'artiste en enseignant".

On peut consulter dans ce blog une page dédiée à cette opération:

LE SEGRAIS A LOGNES 1983-1986