FACE AU CANAL

 Quand le rapport de l'espace urbain à l'espace domestique se joue en termes d'architecture...              H. Ciriani fait d'un immeuble de logements dans la ville nouvelle d'Evry un "monument", une "porte", qui contribue à donner structure et signification à l'ensemble du quartier.


 
La ZAC du Canal à Evry est en train de devenir un quartier. Les différents éléments, un peu au large, un peu dans le flou d'un grand paysage horizontal, à mesure que s'achèvent et voisinent: le coup de poing du bel hôpital régional et son quartier déjà dense et urbain, les opérations de logement d'échelle modeste, soit petits immeubles, soit maisons de ville en bande, et surtout le canal, bassin de rétention des eaux pluviales qui trace une ligne claire et rigide. Un canal, un axe fort, presque un boulevard qui constitue l'élément topologique le plus marquant du secteur. Et voici qu'un événement nouveau bouleverse et recompose cet ensemble de signes épars. Au bout du canal, un immeuble-barre à la façade aérienne et énigmatique vient de s'achever, qui donne un appui à la perspective de l'eau. Il n'a d'ailleurs de la barre que la volumétrie d'ensemble, 6 niveaux sur 90 m de long. C'est là, sans ambiguïté ni camouflage sa typologie et son échelle, sa ligne.

Z.A.C. DU CANAL À ÉVRY                                                                                             © P.Gobert

Les données du site autorisaient ce programme de logements à jouer un rôle urbain important: la situation, à l'extrémité du canal, qui lui octroie l'emphase et le recul, de la perspective et du reflet, la présence de l'autre côté d'un vaste parc en cours d'aménagement qui doit être visible et accessible. L'immeuble doit ainsi être la porte urbaine, le signal de la relation entre deux espaces publics d'ordre différent. Il doit fermer la perspective et ouvrir vers le parc. Etre à l'échelle du site, très vaste, à celle de l'habitat qui borde le canal et à celle de l'usage quotidien du logement. "Pour tenir cet espace, bien supérieur à son prospect et pour jouer ce rôle urbain, il fallait que le bâtiment ait un poids formel très fort" dit H.Ciriani. Il était pour lui essentiel de "créer un figure capable de produire une identification immédiate".

                          Peinture de l'équipe G.R.A.U. à la Noiseraie        © MULT                               

Les bâtiments précédents de cet architecte, La Noiseraie à Marne-la-Vallée, la Cour d'Angle à Saint Denis, avaient déjà fait preuve de leur capacité à jouer un rôle important de marquage et de composition de l'espace, par leur silhouette, leurs solutions architecturales, leur perméabilité à l'espace collectif. Leur façade épaisse contribue à établir une relation formelle, théorique et pourtant bien réelle entre le dedans et le dehors, dont Ciriani bouscule les habituelles frontières: c'est-à-dire, que la limite du logement n'est pas celle de la façade. Celle-ci, en effet, est doublée vers l'extérieur d'une ou de plusieurs peaux décalées, découpées. Entre les deux, dans "l'épaisseur", des vides, des coursives, des terrasses.

Z.A.C. DU CANAL À ÉVRY                           © P.Gobert

A Evry, également, la façade est épaisse. Mais contrairement aux bâtiments précédents, la mise en scène dramatique et presque brutale fait place à une légèreté sereine, à un ordre subtil. La silhouette est nette, la proportion d'ensemble n'est brouillée par nulle émergence de toiture. La linéarité révèle une réalité structurelle plus complexe: le bâtiment est en fait composé de quatre plots. Les étages supérieurs en avancée équilibrent 4 pyramides inversées de terrasses enserrées dans la maille géométrique des voiles de façades. 2 jeux de matières se répondent: le béton blanc enduit, limite du logement, le revêtement de carrelage blanc, carroyage régulier d'éléments de placage pré-assemblés de 30 cm x 30 cm. Les limites du bâtiment jouent double jeu. La façade interne semble à la fois complétée et protégée par son double extérieur, le logement par le monument. Pour mettre en scène la porte vers le parc qui traverse l'immeuble, les voiles découpés se détachent de la logique domestique des terrasses. Côté parc, le registre est plus intime, avec des courbes, des percements symétriques.


La trame constructive est de 6 m x 6 m, la façade externe revêtue d'éléments modulaires; cette constante de mesures permet à la fois de maintenir le bâtiment dans un équilibre de proportions qui conforte sa tenue urbaine, de donner aux espaces intérieurs une aisance spatiale certaine et de contrôler au plus juste le coût de ce bâtiment assez spectaculaire dans son implantation, précieux dans sa matière et profondément riche quant aux espaces entre-deux qu'il recèle. Ainsi, les logements offrent des qualités appréciables: nombreux duplex, salles de bains et cuisines éclairées naturellement, surface souvent supérieure aux normes minimales, vastes terrasses accessibles. Le recul de la façade domestique par rapport à la façade urbaine, la volonté de composer à partir des contraintes du site leur donnent un caractère singulier, qui n'est pas vraiment une relation de dépendance, mais de complémentarité à la façade. La lumière surprend; les séjours s'ouvrent par de larges baies, en contrastes, des petites fenêtres, l'horizontale des bandeaux ou des impostes, les percées étroites des fenêtres d'angle diffusent une lumière mesurée. Mais la lumière ou plutôt les lumières pénètrent de biais jusqu'au fond du logement. "Plus que la quantité de lumière, c'est sa qualité qui compte, sa diversité..."  Henri Ciriani se refuse à réduire la qualité d'habiter aux habitudes d'habiter. Sa façade découpe le paysage en tableaux encadrés, le morcelle, le fait entrer dans l'espace du logement.


Contrepoint à l'immeuble, un rempart de 24 villas urbaines rouges et modernistes longeant le canal assurent la liaison avec l'habitat individuel voisin. Le registre architectural est également très volontaire, mais bien différent: c'est un front dessiné, avec des redans marqués sur lesquels se trouvent des terrasses. Les logements sont tous les attraits de l'indépendance. Ce sont véritablement des maisons de deux niveaux avec une qualité d'espaces délibérément nets et contrastés, qui se refusent d'entrer dans les typologies pittoresques de l'habitat individuel. Ne sont-elles pas un peu ces machines à habiter dociles et agréables à leurs utilisateurs dont rêvait Le Corbusier, tenant ici une modeste mais visible place dans la composition de la ville nouvelle ?

 

Article de Marie-Christine Loriers publié en janvier 1986 dans la publication "Habitat, Conception et Usage" du Plan Construction & Habitat, Échos de la recherche et de l'expérimentation n°1