LA FIEVRE DES MUSEES Le regard de l'architecte Henri Ciriani

Article publié dans Le Monde du 4 février 1993

Auteur du Mémorial de la Grande Guerre à Péronne (Somme) et de l'Institut de recherche sur la Provence antique d'Arles (IRPA), l'architecte Henri Ciriani explique ici sa conception d'un bâtiment voué à l'art

 Ma pensée muséale a été façonnée par le Musée d'Arles, la ville en France où les vestiges romains sont les plus importants. Il n'existe pas, ailleurs, de confrontation aussi redoutable avec Rome qui a inventé la civilisation; elle a réussi à faire un tout des autres cultures. Il fallait donc inventer autre chose. Se tourner vers la permanence du site, vers la géographie: le Midi, c'est le Mistral, un vent qui nettoie tout et laisse le ciel d''une limpidité absolue dans une lumière éblouissante. Mais la romanité nous a appris que les figures architecturales doivent être simples pour être identifiées. J'ai choisi le triangle −une figure qui n'existe pas à Rome et qui est une obsession de l'architecture moderne. Les Romains recouvraient leurs monuments de marbre pour des questions d'ampleur visuelle. Pour retrouver cette idée, j'ai utilisé l'hématite, le verre émaillé. "Le triangle m'a permis de dégager un concept d'entrée: d'un côté le culturel, de l'autre le scientifique. Pour chacun, un bâtiment. Entre les deux, le musée proprement dit qui s'ouvre sur le fleuve. Ce qui fonctionne difficilement dans les musées utilisant des bâtiments "réaffectés", c'est l'entrée, d'où l'on doit percevoir toute la complexité du lieu. Longtemps, les architectes ont dû se référer à l'unique musée construit selon ce principe: le Musée d'art moderne de New York, le MOMA, qui avait tiré la leçon de la seule invention architecturale américaine, le lobby, ou hall, de l'hôtel new-yorkais. Mais si l'entrée du musée est un espace urbain intérieur, c'est aussi l'enceinte d'un lieu sacré. Il faut donc faire en sorte que le public soit affranchi du "terrorisme culturel" qui l'empêche d'aller plus avant. Le lieu de la vérité."  "Les collections s'étalent sur un seul niveau à cause de leur poids. La muséographie est rythmée par la couleur et les matériaux. La lumière est naturelle −Frank Lloyd Wright et Le Corbusier sont les premiers à avoir compris que le musée est une circulation de la lumière naturelle− diffusée de façon homogène comme dans une usine grâce aux verrières situées à plus de 5 mètres de hauteur. Elles sont assez éloignées des têtes pour qu'on puisse s'imaginer être dans un espace sans toit, comme dans une clairière."  Avec le conservateur Jean-Maurice Rouquette, je n'a jamais eu le moindre problème quant à la modernité affichée du bâtiment: le concours a été remporté en pleine période post-moderne où les colonnettes poussaient un peu partout. Souvent les conservateurs se méfient des architectes: si le peintre est très bon, il fait oublier l'architecture, mais ils aimeraient bien que l'architecture soit neutre pour que les petits maîtres aient eux aussi leurs chances. "Le musée tout comme une église, est un lieu où l'on s'attend à ce qu'il y ait de l'architecture. Il ne procède pas d'un prototype, comme l'hôpital par exemple. Son origine c'est soit la ruine, soit le palais. Le programme est entouré d'une aura quasi religieuse. Le musée c'est le lieu de la vérité, de l'original, no pas de l'image reproductible, mais de l'unique. Il n'a pas de concurrent. Beaucoup de maisons de la culture se sont effondrées parce qu'elles étaient bâties autour d'un théâtre férocement concurrencé par le cinéma et la télévision. Pourquoi tant de visiteurs préfèrent-ils acheter un livre d'art au musée plutôt que dans une librairie? Le choix qu'ils font leur semble meilleur, parce que le musée dit la vérité."

NDÉ: Lors de la publication de ces notes, le bâtiment été achevé mais il manquait les subventions qui devaient permettre d'aménager l'intérieur. L'Atelier Ciriani entamait le projet de muséographie  en 1993 et le musée fut inauguré deux ans plus tard.