L'entretien ci-dessus fut publié dans un numéro d'Architecture Intérieure
CREE consacré aux jeunes architectes français:
"30/40 ANS, les
chemins de la reconnaissance"
Le numéro publiait également plusieurs projets d'anciens élèves de Ciriani
tels que:
Pierre BOLZE-Simon RODRIGUEZ-PAGES: Institut de recherche en communication
optique à Limoges
Michel BOURDEAU: Reconstruction d'un bureau de poste + 32 logements à Paris
XXe
Jean DUBUS (associé à Jean-Pierre Lott) : Ambassade de France à Nairobi
Denise DUHART-Jacques RIPAULT: Reconstruction de la poste centrale du XIXe
+ 35 logements
Xavier GONZALEZ (associé à Olivier BRENAC) : Reconstruction d'un bureau de poste + 27
logements à Paris XXe
Ci-après la transcription de l'entretien pour en faciliter la lecture
ARCHI-CRÉÉ.
Pouvons-nous d'abord recomposer le paysage des années 70, lorsque vous avez
fondé UNO?
Henri Ciriani. Nous sommes
quelques-uns −Gaudin, Castro, Huet, Grumbach, moi-même... à avoir inventé en 68 ceci: que l'architecte est
celui qui pense... Souvenez-vous des premiers concours du PAN, lorsque
Portzamparc, Lion Paurd ou les Girard travaillaient sur la Roquette... Ces
projets énonçaient publiquement des idées, faisaient avancer la réflexion pour
tous... C'est aussi dans ce climat que j'ai pris, comme enseignant la décision
de ré-enseigner la forme et l'espace, c'est-à-dire la maîtrise du projet...
avec pour but de former ainsi une "élite". J'ai donc voulu construire
un enseignement qui produise des "pur-sang".
C'est-à-dire?
Un lieu où l'étudiant apprenne que l'on peut éternellement améliorer le
projet. Avec du travail, et grâce à la maîtrise de la forme.
Pour beaucoup
d'observateurs, cet apprentissage de la forme est un peu restrictif... On
reproche aux "petits Ciriani" de ne produire que du néo-Corbu et ne pas pratiquer beaucoup de dialectique.
Je répondrai, pour que nous ne réduisions pas cette question à un simple
phénomène de "médiatisation", que tous mes étudiants ont
effectivement l'air d'avoir appris quelque chose. Ils ont reçu une vraie
formation, et sans doute cela se voit-il... Ceci posé, il est exact que j'ai
"idéalisé", volontairement, Le Corbusier dans mon enseignement. C'est
parce que je ne ménage par ailleurs personne: les étudiants apprennent à
critiquer, très durement, les projets des autres architectes, même ceux qui
sont très reconnus historiquement, et cela au risque de mettre en cause leur
vision de l'architecture. Mon fonctionnement, à moi, est dialectique...: c'est
parce que je mène cette critique très sévère que je dois, par ailleurs,
proposer un modèle absolument positif aux étudiants. Le Corbusier. Mais, ce
faisant, ce n'est pas une "ligne" que je transmets mais une morale.
Conservez-vous des
liens avec vos anciens étudiants?
Absolument. Ils savent tous que mon temps est à eux, comme lorsqu'ils
étaient à l'école, s'ils veulent venir discuter d'un projet. Sans que ce soit
évident, ils ont vécu avec moi un enseignement marginal, ils partagent une
certaine forme de lutte. Nos rapports ont tissé des liens de générosité, comme
l'architecture.
Sortis d'UNO, vos étudiants
adoptent le profil de "bêtes à concours (publics)"...
Je ne dirais pas cela. Selon moi, les vraies bêtes à concours aujourd'hui
sont ceux qui dessinent un peu ou pas du tout, et font du concours lui-même
l'objet du projet... Je reviens à ce que je disais des premiers grands
concours: cette rébellion, cette générosité qui étaient alors partagées, quand
Buffi introduisait la Tendenza, quand les concours comme celui de la Place
Napoléon, de la Roquette, ou les P.A.N. IX, X, XI, etc., étaient le lieu de
rassemblement du pouvoir de proposition des jeunes architectes et non comme
aujourd'hui le lieu des défilés de mode. Les jeunes architectes sont
aujourd'hui incapables de telles actions.
Les trouvez-vous à ce
point abêtis?
Non... Au contraire, j'en trouve certains brillants. Mais la capacité de se
renouveler, de savoir traduire des émotions, dépend du cœur autant que du
cerveau... Il faut reconnaître que la société les épuise, avec ces concours, à
se battre entre eux. Ils finissent par développer "l'instinct du
tueur" plutôt que la nécessaire générosité.
Mais cette absence de
générosité n'affecte-t-elle pas tout le milieu? Les leaders de l'après 68 dont
vous parliez, ont-ils "continué le combat"? Ils sont aujourd'hui aux
affaires, et le consensus qui règne a gommé tout débat d'architecture... Quel
modèle de rébellion généreuse" offrent-ils?
Nous sommes condamnés au silence depuis que la Gauche est au pouvoir,
puisque nous la soutenons... Et il est vrai que nous sommes devenus des
architectes officiels, et que le propre d'une architecture officielle est de ne
pas s'expliquer. D'être une évidence sans intelligence, sans contestation.
Comment vivez-vous,
vous, cette dimension officielle?
La grande différence est que je suis, moi, enseignant aussi... Je me sens plus
que responsable de ces personnes que j'ai formées, et c'est pour eux que je
fais des concours ou des projets... Pour qu'ils aient des repères. Parce qu'ils
doivent faire mieux que moi. Ils le savent.
À propos de concours:
vous rappeliez tout-à-l'heure avoir voulu former des "pur-sang",
c'est à dire des gagneurs, et les architectes issus d'UNO ont effectivement
tenu longtemps le haut du pavé. Mais d'autres architectes, d'autres réponses se
sont imposés depuis: Nouvel, Koolhaas... et leurs élèves. Comment analysez-vous
ce retournement?
Il se trouve qu'un certain nombre d'instances politiques puissantes sont
aux mains des designers.
Soyez plus
explicite...
Aux mains de gens qui jugent l'architecture avec les critères du design. Et
qui produisent ce que j'appelle l'architecture de roue de bicyclette, ou des
objets non situés négligeant la géographie ou la physique.
Cette réponse
suffit-elle? Vous évoquiez cette décennie d'après 68, où l'architecte sut
s'ériger en intellectuel. Jean Nouvel, Rem Koolhaas sont bien de cette race...
Il est indéniable que s'il y a une "pensée" dominante en France,
c'est celle de Koolhaas, même si on ne le suit que sur le visuel... Et Nouvel
est effectivement un architecte qui pense, mais dont la pensée est plutôt issue
de la Biennale de Paris ou de l'art conceptuel, alors que nous, les enfants de
68 partagions, malgré nos approches formelles diversifiées, le besoin de
responsabiliser l'architecte sur son rôle social. Jean Nouvel est aussi le
meilleur élève de Bofill −le premier à avoir compris que dans un système à ce
point médiatisé, c'est l'architecte qu'il faut "vendre", pas
l'architecture. C'est le nouveau chef d'orchestre, à la place de l'usager on
met en place le littéraire, le politique, le financier, l'artiste, le designer,
le philosophe, le journaliste, le fils de pub et d'autres pour participer
activement au processus.
L'agence Nouvel fut
aussi une pépinière de jeunes talents, qui essaiment aujourd'hui. Aviez-vous
connaissance à UNO, de cette autre "écurie de pur-sang"?
Il y a eu effectivement une époque où l'agence Nouvel est devenue de fait
le laboratoire des grands projets culturels du gouvernement... C'est là qu'on
venait les discuter... Les jeunes architectes qui ont vécu dans cette
atmosphère de réflexion et de projets ont certainement appris quelque chose.
Et ils
"s'opposent" aujourd'hui à vos élèves dans les concours... Que
pensez-vous de ces luttes de pouvoir?
Qu'elles sont prises dans une médiatisation généralisée, qui offre une
nouvelle ère académique. On peut reprocher à un élève de Ciriani de ne plus
être dans l'"air du temps"... Mais qu'est-ce que c'est, l'air du
temps, sinon la pensée dominante? Ceci étant, je ne reste pas sans réagir...
Cette année, lors du cours introductif du Groupe Uno, j'ai dit à mes nouveaux
élèves quelque chose que je n'avais jamais dit: "l'architecture ne suffit
pas"... A ces étudiants −qui ne lisent plus, qui ne pensent plus−, je
demanderai désormais d'apprendre aussi à énoncer: un mot, une phrase, un
slogan... qui puissent passer dans les revues, la radio, la TV, pour défendre
ou expliquer le pourquoi de leur projet. Puisqu'il faut en passer par là, nous
le ferons.
Cette réaction est
effectivement combative... Mais la conception d'un slogan ne se substitue pas à
celle d'une pensée... Pourquoi semblez-vous renoncer, vous, à former des
architectes qui pensent?
Il est vrai que j'ai toujours eu du mal à ma reconnaître comme "maître
à penser", même si cela peut arriver. Pour moi, il est plus important que
les étudiants reconnaissent l'indépendance de ma pensée par rapport à la pensée
officielle, qu'ils retiennent plutôt l'attitude que la doctrine. L'enthousiasme
que je crois leur communiquer n'est pas comparable à celui d'un moniteur de
vacances mais la logique action d'un univers intellectuellement vivant sans
lequel toute ma méthode manquerait son but.
Il est aussi vrai que les mécanismes du "projeteur" sont si
difficiles à cerner que toute mon énergie passe à les découvrir, puis à les
expliciter. Former des architectes qui pensent n'est toujours pas un pléonasme.