30/40 ANS INTERVIEW DANS CREE N°133 DE DECEMBRE 1989

L'entretien ci-dessus fut publié dans un numéro d'Architecture Intérieure CREE consacré aux jeunes architectes français:

"30/40 ANS, les chemins de la reconnaissance"

Le numéro publiait également plusieurs projets d'anciens élèves de Ciriani tels que:
Pierre BOLZE-Simon RODRIGUEZ-PAGES: Institut de recherche en communication optique à Limoges
Michel BOURDEAU: Reconstruction d'un bureau de poste + 32 logements à Paris XXe
Jean DUBUS (associé à Jean-Pierre Lott) : Ambassade de France à Nairobi
Denise DUHART-Jacques RIPAULT: Reconstruction de la poste centrale du XIXe + 35 logements
Xavier GONZALEZ (associé à Olivier BRENAC) : Reconstruction d'un bureau de poste + 27 logements à Paris XXe



Ci-après la transcription de l'entretien pour en faciliter la lecture

ARCHI-CRÉÉ. Pouvons-nous d'abord recomposer le paysage des années 70, lorsque vous avez fondé UNO?
Henri Ciriani. Nous sommes quelques-uns −Gaudin, Castro, Huet, Grumbach, moi-même... à avoir inventé en 68 ceci: que l'architecte est celui qui pense... Souvenez-vous des premiers concours du PAN, lorsque Portzamparc, Lion Paurd ou les Girard travaillaient sur la Roquette... Ces projets énonçaient publiquement des idées, faisaient avancer la réflexion pour tous... C'est aussi dans ce climat que j'ai pris, comme enseignant la décision de ré-enseigner la forme et l'espace, c'est-à-dire la maîtrise du projet... avec pour but de former ainsi une "élite". J'ai donc voulu construire un enseignement qui produise des "pur-sang".

C'est-à-dire?
Un lieu où l'étudiant apprenne que l'on peut éternellement améliorer le projet. Avec du travail, et grâce à la maîtrise de la forme.

Pour beaucoup d'observateurs, cet apprentissage de la forme est un peu restrictif... On reproche aux "petits Ciriani" de ne produire que du néo-Corbu et  ne pas pratiquer beaucoup de dialectique.
Je répondrai, pour que nous ne réduisions pas cette question à un simple phénomène de "médiatisation", que tous mes étudiants ont effectivement l'air d'avoir appris quelque chose. Ils ont reçu une vraie formation, et sans doute cela se voit-il... Ceci posé, il est exact que j'ai "idéalisé", volontairement, Le Corbusier dans mon enseignement. C'est parce que je ne ménage par ailleurs personne: les étudiants apprennent à critiquer, très durement, les projets des autres architectes, même ceux qui sont très reconnus historiquement, et cela au risque de mettre en cause leur vision de l'architecture. Mon fonctionnement, à moi, est dialectique...: c'est parce que je mène cette critique très sévère que je dois, par ailleurs, proposer un modèle absolument positif aux étudiants. Le Corbusier. Mais, ce faisant, ce n'est pas une "ligne" que je transmets mais une morale.

Conservez-vous des liens avec vos anciens étudiants?
Absolument. Ils savent tous que mon temps est à eux, comme lorsqu'ils étaient à l'école, s'ils veulent venir discuter d'un projet. Sans que ce soit évident, ils ont vécu avec moi un enseignement marginal, ils partagent une certaine forme de lutte. Nos rapports ont tissé des liens de générosité, comme l'architecture.

Sortis d'UNO, vos étudiants adoptent le profil de "bêtes à concours (publics)"...
Je ne dirais pas cela. Selon moi, les vraies bêtes à concours aujourd'hui sont ceux qui dessinent un peu ou pas du tout, et font du concours lui-même l'objet du projet... Je reviens à ce que je disais des premiers grands concours: cette rébellion, cette générosité qui étaient alors partagées, quand Buffi introduisait la Tendenza, quand les concours comme celui de la Place Napoléon, de la Roquette, ou les P.A.N. IX, X, XI, etc., étaient le lieu de rassemblement du pouvoir de proposition des jeunes architectes et non comme aujourd'hui le lieu des défilés de mode. Les jeunes architectes sont aujourd'hui incapables de telles actions.

Les trouvez-vous à ce point abêtis?
Non... Au contraire, j'en trouve certains brillants. Mais la capacité de se renouveler, de savoir traduire des émotions, dépend du cœur autant que du cerveau... Il faut reconnaître que la société les épuise, avec ces concours, à se battre entre eux. Ils finissent par développer "l'instinct du tueur" plutôt que la nécessaire générosité.

Mais cette absence de générosité n'affecte-t-elle pas tout le milieu? Les leaders de l'après 68 dont vous parliez, ont-ils "continué le combat"? Ils sont aujourd'hui aux affaires, et le consensus qui règne a gommé tout débat d'architecture... Quel modèle de rébellion généreuse" offrent-ils?
Nous sommes condamnés au silence depuis que la Gauche est au pouvoir, puisque nous la soutenons... Et il est vrai que nous sommes devenus des architectes officiels, et que le propre d'une architecture officielle est de ne pas s'expliquer. D'être une évidence sans intelligence, sans contestation.

Comment vivez-vous, vous, cette dimension officielle?
La grande différence est que je suis, moi, enseignant aussi... Je me sens plus que responsable de ces personnes que j'ai formées, et c'est pour eux que je fais des concours ou des projets... Pour qu'ils aient des repères. Parce qu'ils doivent faire mieux que moi. Ils le savent.

À propos de concours: vous rappeliez tout-à-l'heure avoir voulu former des "pur-sang", c'est à dire des gagneurs, et les architectes issus d'UNO ont effectivement tenu longtemps le haut du pavé. Mais d'autres architectes, d'autres réponses se sont imposés depuis: Nouvel, Koolhaas... et leurs élèves. Comment analysez-vous ce retournement?
Il se trouve qu'un certain nombre d'instances politiques puissantes sont aux mains des designers.

Soyez plus explicite...
Aux mains de gens qui jugent l'architecture avec les critères du design. Et qui produisent ce que j'appelle l'architecture de roue de bicyclette, ou des objets non situés négligeant la géographie ou la physique.

Cette réponse suffit-elle? Vous évoquiez cette décennie d'après 68, où l'architecte sut s'ériger en intellectuel. Jean Nouvel, Rem Koolhaas sont bien de cette race...
Il est indéniable que s'il y a une "pensée" dominante en France, c'est celle de Koolhaas, même si on ne le suit que sur le visuel... Et Nouvel est effectivement un architecte qui pense, mais dont la pensée est plutôt issue de la Biennale de Paris ou de l'art conceptuel, alors que nous, les enfants de 68 partagions, malgré nos approches formelles diversifiées, le besoin de responsabiliser l'architecte sur son rôle social. Jean Nouvel est aussi le meilleur élève de Bofill −le premier à avoir compris que dans un système à ce point médiatisé, c'est l'architecte qu'il faut "vendre", pas l'architecture. C'est le nouveau chef d'orchestre, à la place de l'usager on met en place le littéraire, le politique, le financier, l'artiste, le designer, le philosophe, le journaliste, le fils de pub et d'autres pour participer activement au processus.

L'agence Nouvel fut aussi une pépinière de jeunes talents, qui essaiment aujourd'hui. Aviez-vous connaissance à UNO, de cette autre "écurie de pur-sang"?
Il y a eu effectivement une époque où l'agence Nouvel est devenue de fait le laboratoire des grands projets culturels du gouvernement... C'est là qu'on venait les discuter... Les jeunes architectes qui ont vécu dans cette atmosphère de réflexion et de projets ont certainement appris quelque chose.

Et ils "s'opposent" aujourd'hui à vos élèves dans les concours... Que pensez-vous de ces luttes de pouvoir?
Qu'elles sont prises dans une médiatisation généralisée, qui offre une nouvelle ère académique. On peut reprocher à un élève de Ciriani de ne plus être dans l'"air du temps"... Mais qu'est-ce que c'est, l'air du temps, sinon la pensée dominante? Ceci étant, je ne reste pas sans réagir... Cette année, lors du cours introductif du Groupe Uno, j'ai dit à mes nouveaux élèves quelque chose que je n'avais jamais dit: "l'architecture ne suffit pas"... A ces étudiants −qui ne lisent plus, qui ne pensent plus−, je demanderai désormais d'apprendre aussi à énoncer: un mot, une phrase, un slogan... qui puissent passer dans les revues, la radio, la TV, pour défendre ou expliquer le pourquoi de leur projet. Puisqu'il faut en passer par là, nous le ferons.

Cette réaction est effectivement combative... Mais la conception d'un slogan ne se substitue pas à celle d'une pensée... Pourquoi semblez-vous renoncer, vous, à former des architectes qui pensent?
Il est vrai que j'ai toujours eu du mal à ma reconnaître comme "maître à penser", même si cela peut arriver. Pour moi, il est plus important que les étudiants reconnaissent l'indépendance de ma pensée par rapport à la pensée officielle, qu'ils retiennent plutôt l'attitude que la doctrine. L'enthousiasme que je crois leur communiquer n'est pas comparable à celui d'un moniteur de vacances mais la logique action d'un univers intellectuellement vivant sans lequel toute ma méthode manquerait son but.
Il est aussi vrai que les mécanismes du "projeteur" sont si difficiles à cerner que toute mon énergie passe à les découvrir, puis à les expliciter. Former des architectes qui pensent n'est toujours pas un pléonasme.