L'HISTORIAL DE LA GRANDE GUERRE, A PERONNE LE PIANO A QUAI

Par Frédéric Edelmann

Publié le 18 juillet 1992 dans LE MONDE

Plan masse, version simplifiée: un corps de bâtiment en pointe courbe, le long de l'eau, est séparé par une "faille" d'un second bâtiment, rectangulaire celui-ci, lien subtil avec la ville. L'Institut du monde arabe à Paris? Pas du tout: l'Historial de la Grande Guerre à Péronne. Jean Nouvel, le plus connu de coauteurs de l'Institut (1), et Henri Ciriani, auteur de l'Historial (2), nous pardonneront cette comparaison sacrilège entre leurs deux travaux, eux qui sont les porte-drapeaux des deux tendances françaises perçues comme les plus opposées.

D'un côté Nouvel, chantre des solutions radicales, de la transparence et du bardage. De l'autre, Ciriani, réinventeur du mouvement Moderne, dont il a repris les explorations après la parenthèse d'une guerre et d'une reconstruction destructrice, doseur de lumière, poète et maître du béton. Quant à leurs discours sur l'architecture et sa pratique, ils sont carrément antagonistes.

Aussi, notre comparaison initiale témoigne-t-elle, surtout, d'un des signe souvent invisibles qui marquent, ) l'insu de ceux qui les tracent, les convergences d'une époque. Elle est enfin l'occasion de souligner la grande singularité d'un maître d'œuvre comme Ciriani. Car, là où le Monde arabe joue brillamment, et d'ailleurs paradoxalement, le parti de l'extériorité jusque dans ses espaces internes, l'Historial est un véritable et génial monument à l'intériorité. "L'architecture ne peut symboliser ni représenter l'absurdité de la guerre. Pour représenter une œuvre de paix, l'architecture doit puiser dans sa propre nature, à savoir: révéler (nommer) la gravité, et faire acte de générosité (donner) pour aboutir", écrit Ciriani à propos du Musée de Péronne. Quand tant d'architectes avancent des propos et des intentions qui se révèlent à mille lieux du bâtiment réalisé, Ciriani, en disant cela, pose avec exactitude, et sans forfanterie, les principes qui vont effectivement guider sa réalisation.

Nous avions, en 1978, quitté Ciriani sur l'air d'éternité qu'il avait su donner à un ensemble de logements, Noisy-II, à Marne-la-Vallée. Le Grand Prix national d'architecture était venu récompenser, en 1983, le maître d'œuvre comme le professeur, le chercheur comme le militant d'une architecture sans compromission ni facilité. Depuis, nous espérions qu'un monument lui permette de décliner son savoir sous toutes les coutures. Nous guettions le Musée de l'Arles antique, dont il avant gagné le concours en 1984, avec une étonnante figure triangulaire. L'édifice, dont le gros œuvre est achevé, reste à quai, près du Rhône, attendant les moyens de son achèvement. C'est l'Historial, dont le concours remonte à 1987, qui aura passé le premier la ligne d'arrivée

La compacité du roi des instruments

De but en blanc, et vue de l'étang de Péronne −la seule perspective, d'ailleurs, qu'autorise la docilité du bâtiment aux exigences de la ville et de sa vieille forteresse− le musée a quelque chose d'un piano, à quai. Une queue d'aronde, et qui soudain se brise, des pilotis en guise de pieds, une apparente opacité, l'élégante compacité du "roi des instruments". Là s'arrête cependant l'image, vite relayée par une réalité plus architectonique: ainsi, le béton, particulièrement réussi, a la couleur de pierre, cette même pierre calcaire que les soldats atteignaient au fond des tranchées de la Somme. Il trouve vite sa propre loquacité, parsemé comme il est par un semis de "clous" qui briseront la nonchalance des lumières et des pluies du Nord.

L'entrée publique de l'Historial est à l'opposé. Venant de Péronne, il faut traverser la cour de l'ancien château où se lit une belle progression du temps, de la brutalité altérée, donc adoucie, des anciennes structures militaires, à la douceur des espaces publics de Ciriani qui, eux, doivent sacrifier à la dureté du propos muséal. Dans cette progression, se gagne le sentiment d'une réalité autre, hors de la vie du tourisme, hors du temps rapide de cette fin de siècle, et donc plus proche de celui qu'évoque l'Historial, et dont se sont chargés les muséographes.

Les salles de l'Historial ne prennent jamais directement le jour, tout au moins, le visiteur ne se repérera-t-il jamais un paysage, où le regard pourrait courir. Le bâtiment, tout au long du parcours muséal, n'a que lui-même pour vis-à-vis, ou bien de larges pans de mur de l'ancienne forteresse. Ainsi l'Historial est clair et aveugle, clair de la luminosité des espaces de la modernité, et aveugle par lucidité, si l'on peut dire, des souffrances de la guerre. On nous permettra de tenir pour secondaire, ou presque, l'habileté de l'architecte, qui, se greffant sur un programme muséographique dès le départ très défini, a su organiser ce qu'il appelle "la figure d'une hélice à quatre ailes": au centre, un espace relié à chacune des quatre autres salles forme en effet un axe −la salle des portraits− autour duquel s'enroule la spirale d'une histoire cruelle. C'est, comme toujours, dans les détails que se lit le savoir-faire de l'architecte, dans l'articulation des volumes, des pleins, des creux, des jours ou des zones de mystère, c'est dans sa capacité à simplifier, à chercher enfin l'essentiel pour que les vraies surprises puissent s'y lire.

Un œil plus critique relèvera bien sûr quelques raisons d'agacement: la disposition d'un escalier conduisant à la cafétéria, des menuiseries ici trop pompeuses, là trop pauvres. Mais tout cela est la rançon d'un bon génie qui sait trop bien révéler et donner. On attend donc avec la plus grande impatience (fin 1994?) l'achèvement du Musée d'Arles.