Par François Chaslin
Publié le 29 avril 1982 dans LE MONDE
SAINT DENIS, place du 8-Mai-1945. On est en ville, mais le paysage découvre pourtant des horizons de banlieue, amorphes et disloqués: de vieilles et tristes bâtisses oubliées par l'histoire de nouvelles constructions oublieuses de l'histoire, déjà tristes elles aussi. Là, d'anciens murs de brique; là des amas de volumes cubiques semés au hasard, indifférents les uns aux autres, indifférents aux maigres qualités du lieu, indifférents au tracé des rues: un commissariat de police, un bâtiment administratif, un bureau de poste d'une laideur incongrue. Et puis plus loin, derrière ces miettes de ville, un vaste vide; plus loin encore, derrière ce vide, le chaos plus ordonné d'un grand ensemble qui déploie ses hautes tours serrées auprès d'un bouquet de grands arbres.
Reprendre tout cela, restructurer ce jeu de quilles et de cubes, refaire la ville pendant qu'il en est temps, c'est à quoi s'est appliqué Henri Ciriani avec sa Cour d'angle: cent trente logements H.L.M. au coin de deux rues.
Au-dessus des toits, par-delà la place du 8-Mai-1945, apparaît la silhouette imposante de son bâtiment. C'est un front bâti, une masse épaisse et colorée, lourdement assise au sol, puissante comme un cénotaphe bien que haute seulement de sept niveaux. Ciriani n'y va pas par quatre détours et proclame que "la permanence est le but ultime" de son architecture. Il entend donc construire des édifices qui possèdent une grand force physique, une "présence", et s'offrent franchement carrés, avec un air de solide éternité: finis les chipotages stylistiques et les mièvreries formelles, place aux écritures fougueuses!
Avec lui, l'architecture française retrouve une assurance oubliée, une morgue parfois, un état d'orgueil que depuis dix ou quinze ans humilité et humiliations lui avaient fait abdiquer, volens nolens. Elle se reprend à rêver à son autonomie perdue, jette aux orties le froc de la sociologie à laquelle on l'avait contrainte de se convertir. Elle s'ébroue, s'émerveille de sa force et de sa liberté reconquise, secoue les références symboliques ou historicistes dont elle avait cru devoir s'empoussiérer. Elle redevient le "grand art" sûr de lui-même, porteur de fortes émotions plastiques, capable de structurer de larges espaces et bien décidé à ne plus se laisser entraver.
Grand écran
Les étudiants acclament le Milanais Vittorio Gregotti lorsqu'il déclare que le géographie est le territoire de l'architecture et qu'il faut "en découdre" avec la "grande dimension". Mais on est en France, et cent trente logements constituent déjà une belle affaire. Alors on fait avec, et l'on essaie de faire grandiose quand même. A ce jeu-là, Ciriani n'a pas son pareil.
Sa Cour d'angle est d'ailleurs superbe: une longue aile de 90 mètres au sud, monument ordonné, épaulé par des entassements de terrasses étagées qui forment des contreforts, cassent la muraille et la stabilisent. La façade alterne des bandes de carrelage d'un rouge sombre et des bandes de ciment lissé; le bâtiment s'écrase ainsi sur le sol, accumulant les unes après les autres ses strates grises et rouges bien horizontales. Un socle de béton qui coiffe accessoirement les parkings souterrains introduit une certaine distance par rapport à la rue et confère à l'ensemble un caractère encore plus majestueux.
Dans le carrelage sont trouées de petites fenêtre carrées bien régulières qui évoquent les hublots au franc d'un haut navire. La paroi verticale est couronnée de deux niveaux de grands percements, rectangles et losanges, et s'achève en une énorme frise découpée sur le ciel. La façade des derniers étages, en retrait derrière cet écran géant, y claque d'un bleu vif.
Du côté est, faisant un angle de 80 degrés, se trouve une autre aile, plus courte et plus basse. Elle démarre violemment sur un pignon éclatant du même bleu gauloises, fendu de haut en bas en son milieu. A moins d'un mètre de l'édifice, comme décollée, une grille plate de ciment blanc lui fait une deuxième peau, grande trame ouverte d'étranges cadres vides.
Cet avant-plan accompagne le mur puis s'interrompt d'un geste net, aigu; le mur change alors de matière, oblique un peu et poursuit sa route. Et l'écran reprend dans la même direction, plus écarté du mur, donc, d'abord morcelé en balcons puis homogène, protégeant de profondes loggias. Il finit en s'arrondissant à l'angle des deux rues.
Souple, dynamique, enveloppant, ferme et transparent, ce dispositif paraît doué de mouvement. Il introduit des chocs d'ombre et de lumière, enrichit le passage du dedans au dehors, sculpte le bâtiment, y ménage des échelles différentes, des hiérarchies, des fractures. C'est le moyen de jouer au contraste entre la massivité pesante du construit et une fluidité de surface plus déliée. Il tisse un voile dansant, très découpé, entre le plein et le vide, réarticule l'ensemble, se détache élégamment de ce gros bloc solide auquel il paraît cependant indissolublement lié. Il modèle la rue puissamment.
Côté cour, la nouvelle construction forme un angle droit qui rattrape et clôt l'arrangement hésitant des tours du grand ensemble et qui est occupé par des gradins sobrement dessinés et une succession ordonnancée de hauts coffres cubiques de béton armé où viendront des arbres. Les façades sont, de ce côté-là, plus plates: au sud, de grandes surfaces de panneaux préfabriqués (fenêtres petites, joints mal exécutés qui ondulent, pauvre peinture blanche); à l'est les grands écrans, devançant des parois bleues, ailleurs les bandes horizontales que l'on voit courir par les pignons vers la façade sur rue, rappellent que (s'il y a bien un devant et un derrière) le bâtiment est taillé dans une même masse, solidaire. Une cage d'escalier creusée dans l'angle forme charnière: deux autres s'accrochent en encorbellement, suspendues au dernier niveau d'une des faces de la cour.
Tout est tracé, tenu dans une géométrie régulière, "architecturé", tout est net. Les trames carrées imposent leur rigueur: les carrelages au sol ou sur les murs des halls, le dessin de la loge vitrée de la concierge de bureau de l'office H.L.M., les pavés de verre, s'insèrent dans une même discipline unifiante. Déjà écaillées malheureusement, les peintures sur les murs et les portes sont d'une distinction impeccable. A l'angle des deux ailes, une fracture: la cage d'escalier (un peu trop ouverte à toutes les pluies) constitue un lieu monumental, encadré de baies strictes. Certaines sont vides, fenêtres solennelles, d'autres aveugles et peintes en bleu, de ce fameux bleu gauloises qui vivifie les façades extérieures et capte ici la lumière qui tombe des verrières et la draine, chaque fois assombrie, d'étage en étage, jusqu'au bas de l'escalier. Bleu qui joue magnifiquement avec les pans translucides de pavés de verre, avec le rouge pompéien, un peu crémeux, des murs et le blanc cru des plafonds. Bleu lumineux, contrasté, qui s'assourdit dans l'ombre des passages pour éclater à la première lumière.
La Cour d'angle est un édifice d'une rare force plastique. Hélas! La qualité intérieure des logements ne suit pas: le plan est conventionnel, l'esthétique relâchée, l'éclairement trop mesuré et même insuffisant. Ce sont des "cellules" ordinaires, avec, en plus, de toutes petites fenêtres. On est loin ici de ces "logis" modernes, baignés de lumière qui dans l'esprit des architectes devaient autrefois révolutionner le mode de vie. La façade épaisse et solide se paye de logements repliés et sombre.
La forme a, en certaines occasions, de ces rigueurs que la raison doit sans doute refuser ou dépasser.