CONSTRUIRE UN MUSÉE

 
Musée de l'Arles Antique 1983-1995, croquis d'études du hall  (2 août 1985)


Ma première préoccupation a été d'ordre typologique: qu'est-ce qu'un musée en tant que bâtiment? Il a fallu s'intéresser à l'histoire et quelques évidences en sont sorties. Contrairement à d'autres programmes, le musée n'a pas eu de pensée archétypale. On a adapté un palais ou une ruine, on a transformé la maison des rois, le Louvre, et on l'a donné au peuple; voilà quelle a été l'invention du musée. De là, on comprend pourquoi les musées rencontrent l'adhésion du grand public, avec les églises ou les monuments religieux. Ce sont les deux grands programmes où les gens s'attendent à voir de l'architecture et qui les rendent a priori favorables à ce qu'il vont y rencontrer. C'est sans doute ce qui a rendu plus difficiles les commentaires critiques sur les musées. On se sent toujours obligé de discute sur les aspects secondaires: quelle est la place de l'architecte, un musée est-il fait pour les œuvres ou pour l'architecture, etc... C'est secondaire, mais intéressant car cela signifie que la problématique architecturale est au centre de ces programmes. Il ne viendrait à l'esprit de personne de se demander si l'architecture doit être plus importante que le confort des sièges d'un théâtre. Première constatation donc, issu du palais, le musée a comme défaut fonctionnel la transformation du lieu d'un seul en un lieu de tous. C'est ainsi que l'entrée apparaît logiquement comme l'élément fondamental du musée; ce qui est entièrement nouveau. Ma première préoccupation fut donc de ne pas «rater» l'entrée. On n'appelle pas Beaubourg un musée à cause de son entrée. La partie musée n'a pas réussi à l'investir tout entier.
 
Si, selon moi, un musée se définit d'abord par son entrée, il est aussi une circulation ­­─Wright et Le Corbusier ont essayé de faire un musée en donnant priorité à ce critère. Selon eux, et leurs œuvres le montrent, le musée est un parcours. Le Corbusier parle d'un musée à croissance illimitée, et à cette fin il le met sur pilotis: il suffit à partir du centre de déployer les spirales; mais les cercles concentriques ne suffisent pas à régler le problème de l'accès car Corbu fait un bâtiment qui, en théorie, n'a jamais de façade puisqu'on peut toujours ajouter un anneau périphérique supplémentaire. Le concept est peut-être juste, il est irréalisable en pratique. Wright, lui, oblige à monter en ascenseur jusqu'au dernier niveau et à descendre doucement une pente en spirale. Il crée ainsi un espace central qui est plus important que le parcours ou l'image même du musée, et qui vous donne l'impression d'être dans un grand magasin. Sans compter l'impossibilité de regarder un tableau sur un plan horizontal... Si pour Corbu et Wright le musée est un parcours, ils n'ont cependant pas réussi à établir un prototype. Non que je me plaigne de ne pas avoir de modèle. Il faut pourtant persévérer. Le musée est peut-être aujourd'hui le seul programme réellement démocratique. Ce thème occupe depuis 20 ans la presse architecturale et a suscité une grande production. Cela a sans doute contribué à libérer l'architecte et à pousser ce dernier à faire de l'architecture. L'architecte écoute tantôt le conservateur, tantôt le programmateur, tantôt l'économiste, tantôt le bon sens populaire. Et tantôt il essaie de suivre une pensée; on a même assisté au fameux groupe des quatre: Stirling, Meier, Hollein, Isozaki (grands constructeurs de musées) se réunissant souvent. Mais sans doute cela n'a pas suffi. A mon sens, il faut éviter d'installer la nouveauté comme seule valeur. Ce n'est bon ni pour l'architecture ni pour les commanditaires.

Musée de l'Arles Antique - croquis d'études de la Salle du cirque (1er mai 1988)

LUMIÈRE ET NATURE
La troisième composante du musée est la lumière. On doit bien constater sur ce chapitre que les musées de peinture ont influencé les autres musées. La grand bataille sur la lumière naturelle ou l'éclairage artificiel est toujours d'actualité. Petit à petit, pour ne pas être confronté à ce dilemme, on a opté pour la lumière zénithale en résille double: la lumière est projetée sur une première couche qui a pour fonction d'évacuer toutes les nuisances, puis une seconde qui achève de stopper les rayons nuisibles. La conséquence immédiate est la disparition de la nature dans le musée ─j'entends par là tout ce qui n'est pas artificiel. Dans les lieux de culte, on sait que la nature est représentée par la lumière et que cette lumière représente «Dieu». Je me suis arrêté à deux postulats. Le premier est que le shed ─le shed industriel─ constitue un moyen performant pour dispenser une lumière uniforme sur une grande surface; le second, la lumière naturelle ─et c'est là où ma référence à Louis Kahn est immédiate et incontournable─ l'essentiel de mon travail a consisté à bien différencier la source lumineuse de ce que l'on voit: il y a la lumière naturelle qui n'est que source de lumière, et il y a la source de lumière qui est en même temps paysage. C'est le concept de base autour duquel j'ai construit mes musées, le reste de leur apparence dépend du site, de la programmation du musée lui-même et de l'économie du projet.
 
RÉPONSES CONCRÈTES Les lobbies des grands hôtels new-yorkais sont, à mon sens, les seules entrées réussies, parfaitement adaptées de surcroît aux besoins d'un musée. D'un seul coup d'œil on est en mesure de distinguer le lieu d'information, le lieu des collections permanentes, le lieu d'expositions temporaires, les activités annexes. Je pense avoir, avec Arles, apporté une petite contribution. Dans le futur, le hall de ce qui va être une cité muséale va être la nouvelle place publique, ce que j'appelle l'espace urbain intérieur. Et donc j'ai tout fait pour obtenir à Arles, là où la dimension du projet le permettait, une augmentation de surface conséquente par rapport au programme du concours (80m2 demandés, 400 proposés et obtenus!). Si on considère les espaces de circulations qui viennent s'y ajouter, cela représente 600m2, hors cafétéria, librairie, etc... Cela nous a permis de diviser le projet d'Arles en trois entités que l'on peut pratiquer comme trois bâtiments, eux-mêmes faisant partie de l'ensemble que constitue la cité muséale. Les espaces de l'entrée et  ses compléments servent donc à différencier et à créer le recul. C'est ma première tentative sérieuse pour mettre en concordance une pensée théorique et une réalisation.

J'ai tenté aussi de donner une matérialité physique à ces concepts. Dans l'aile scientifique, les sols sont ris, selon un module 20x20; les interrupteurs sont également gris, ce qui permet de les pratiquer avec les mains sales. Les façades, en périphérie de la cité muséale, sont rouge romain; soit en carrelage rouge, soit en «marmorino». Pourquoi? Parce que c'est le lieu de la référence à la matière: la terre contient et initie tout; le blanc est bien trop fragile par rapport aux contraintes de circulation: juste à côté se situe en effet le laboratoire des fouilles avec, en contact direct, des gens travaillant sur le site. L'aile culturelle ─qui est après tout une émanation de l'esprit─ est traitée à l'aide de carrelage blanc pour toutes les parties où on accueille des groupes scolaires, de parquet pour la bibliothèque et l'administration. Le bois, les poteaux, sont peints en blanc. Quant à l'image de la cité muséale dans son ensemble, elle est symbolisée par le bleu. Nous avons cependant introduit certaines transgressions à la pureté de l'enveloppe en des points très particuliers du programme. L'aile culturelle, par exemple, est traitée en façade, face au centre historique, en pierre blanche légèrement en saillie par rapport à l'aplomb de la façade. C'est la couleur blanche qui la signale. L'aire d'expositions et les espaces de circulation sont en «pietra serena»; cette pierre grise utilisée à Florence a demandé un investissement important.

Ces longues années de travail m'ont conduit à m'intéresser à la faillite des centres culturels et des maisons de la culture: ils ont été désertés car ils obligeaient à une trop grande participation physique. Leurs programmes s'articulaient autour d'une salle de théâtre, or tout le monde n'est pas acteur ou agitateur culturel. Le public aspire à un lieu qu'il peut pratiquer tranquillement et librement. C'est ainsi que le musée est devenu légitimement dans dans l'esprit du public le centre culturel du futur. On a commencé à lui adjoindre un peu plus qu'une cafétéria; la banque d'accueil réunissant la vente des billets et de catalogues à fait place à une librairie et une boutique. Avec l'arrivée des nouvelles technologies interactives, les musées ne seront bientôt plus des lieux où on vient voir quelque chose, mais où on vient voir les choses qui ne sont déjà plus là: on y verra, par exemple, toutes les collections des autres musées traitant du même thème. A l'ère du spectacle médiatisé, le public a l'intuition que le musée, lieu de l'original, de l'authentique, est devenu le lieu de la vérité. Cela rassure de prendre un café à côté d'une œuvre à qui la société a bien voulu donner de la permanence; au moment où on ne sait plus qui croire parce qu'il y a trop d'informations, le lieu de l'original apparaît comme le seul légitime; c'est la spiritualité de notre époque.


Propos recueillis par Florence MICHEL
publiés dans la revue CREE architecture intérieure
numéro spécial «MUSÉE Temple et forum»
décembre 1991
Les illustrations ont été rajoutés pour le blog