texte rédigé par jean
baudrillard au nom de la délégation française à la xxème édition de la
conférence internationale de design d'Aspen, Colorado, en juin 1970
«Le groupe français invité à cette conférence a
renoncé à présenter une contribution positive. Il a pensé que trop de choses
essentielles n'ont pas été dites ici, quant au statut social et politique du
design, quant à la fonction idéologique et à la mythologie de l'environnement.
Dans ces conditions, toute participation ne pouvait que renforcer cette
ambiguïté, et le silence complice qui règne sur cette conférence. Le groupe a
donc préféré présenter un texte de mise au point. L'actualité brûlante des
problèmes de design et d'environnement n'est pas tombée du ciel ni surgie spontanément
de la conscience collective. Elle a une histoire. Banham a bien montré
l'illusion et les limites morales et techniques de la pratique du design ou de
l'environnement. Il n'a en rien abordé la définition sociale, politique de
cette pratique. Ce n'est pas un hasard si tous les gouvernements occidentaux
lancent aujourd'hui (en France plus précisément depuis 6 mois) cette nouvelle
croisade et cherchent à mobiliser les consciences en criant à l'apocalypse. En
France, l' « environnement» est une des retombées de mai 1968, plus précisément
une retombée de l'échec de la Révolution de Mai; c'est l'idéologie par
laquelle, entre autres, le pouvoir essaie de conjurer sur les rivières, et les
parcs nationaux ce qui pourrait se passer dans la rue. Aux États-Unis, ce n'est
pas un accident, si cette nouvelle mystique, cette nouvelle frontière est
contemporaine de la guerre au Vietnam. Ici et là il y a une situation virtuelle
de crise profonde: ici et là les gouvernements restructurent leur Idéologie maîtresse
afin de faire face à la crise et de la surmonter. On voit que la survie dont il
est question au fond n'est pas du tout celle de l'espèce, mais celle du
pouvoir. Dans ce sens, l'environnement (le design, la lutte anti-pollution,
etc.) prend ce relais, dans l'histoire des idéologies, de la grande croisade
des Relations Humaines et publiques consécutive à la grande crise de 1929, à ce
moment-là, le capital réussit à relancer la production et à se restructurer
grâce à l'immense injection publicitaire, relationnelle, dans la consommation,
dans l'entreprise, dans la vie sociale. Aujourd'hui face à des contradictions
plus larges, face aux contradictions nouvelles qui traversent à la fois les
structures internes des pays surdéveloppés et opposent ceux-ci tous ensemble, à
l'échelle mondiale, aux pays du Tiers-Monde, le système met en œuvre une
idéologie plus large, planétaire, qui puisse refaire l'union sacrée de l'espèce
humaine par-delà les discriminations de classes, par-delà les guerres, par-delà
les conflits néo-impérialistes. Encore une fois, cette union sacrée scellée au
nom d'environnement n'est que la sainte alliance des classes au pouvoir dans
les pays riches. Dans la mystique des relations humaines, il s'agissait de
recycler, de réadapter, de réconcilier les individus et les groupes avec la
société ambiante, donnée comme idéal. Dans la mystique de l'environnement, il
s'agit de les recycler, de les réadapter, de les réintégrer à une nature ambiante
idéale. Par rapport à 'idéologie précédente, celle-ci est donc encore plus
régressive, plus simpliste, mais par-là même peut être plus efficace: la
structure et la relation sociale avec ses conflits, l'histoire y disparaissent complètement
au profit d'une nouvelle nature - avec détournement de toutes les forces sur un
idéal de boy-scout, un idéal d'euphorie naïve et mystique au sein d'une nature
hygiénique. Si les mythes ont toujours servi à naturaliser l'histoire, celui-ci
est l'aboutissement mythologique des sociétés capitalistes. La théorie de l'Environnement
prétend s'appuyer sur des problèmes réels, concrets, évidents: mais la
pollution, les nuisances, les dysfonctions sont des problèmes techniques liés à
un mode social de production. La croisade de l'environnement, elle, est tout
autre chose: en cristallisant sur un modèle utopique, sur un ennemi collectif, mieux,
en culpabilisant collectivement les consciences (we have found the enemy, and
he is us), elle passe des problèmes et des solutions techniques à la pure et
simple manipulation sociale. La guerre, les catastrophes naturelles ont
toujours servi à ressouder la société déchirée. Aujourd'hui c'est la mise en
scène d'une catastrophe naturelle, d'une apocalypse naturelle permanente qui
remplit la même fonction. Dans la mystique dirigée de l'environnement, ce
chantage à l'Apocalypse, à l'ennemi mythique qui est en nous et partout vise à
créer une fausse interdépendance. Rien de tel qu'un parfum d'écologie et de
catastrophe pour réconcilier les classes: sinon la chasse aux sorcières dont au
fond la mystique de l'antipollution n'est qu'une variante. Les problèmes du
design et de l'environnement ne sont donc qu'en apparence des problèmes
objectifs, en fait ce sont des problèmes idéologiques. Cette croisade qui
relance à un autre niveau tous les thèmes de la frontière et de la nouvelle
frontière "kennedyenne", tout en la lutte contre la pauvreté où le
thème est la « Great society» (en France, « Nouvelle Société »), etc., constitue
une structure idéologique d'ensemble, une drogue sociale, un nouvel « opium du
peuple ». Il serait d'une certaine façon trop facile d'opposer les bombardements
au napalm au Vietnam et le soin amoureux qu'on met ici à protéger la flore et
la faune naturelles. On pourrait dresser un fabuleux procès-verbal de toutes
les contradictions flagrantes où s'enfonce ce nouvel idéalisme. Mais il y a là
un malentendu, et l'opposition entre le napalm et la chlorophylle n'est
qu'apparente: en fait, c'est la même chose au Vietnam, c'est la pollution
communiste qui est combattue. Ici, c'est contre la pollution des eaux qu'on
lutte. C'est contre la pollution des Indiens, des Noirs, ou en France des
Algériens ou des Portugais qu'on les enferme dans des réserves ou des ghettos.
C'est une même logique qui ordonne tous ces aspects, l'opération idéologique consistant
à travestir en idéal, en valeurs humanistes un certain nombre de pratiques (la
lutte antipollution) pour les opposer formellement aux autres (la guerre au
Vietnam, etc.) qui ne serait qu'une réalité déplorable, un accident. Il faut
bien voir qu'une même politique, un même système de valeur est à la base, et
que partout le pouvoir a toujours lutté contre la pollution: la pollution de
l'ordre établi. Cet «ennemi» mythique que tout le monde est invité à traquer, à
détruire, en lui-même aussi, c'est tout ce qui, en lui ou hors de lui, pollue l'ordre
social et l'ordre des productions. Il n'est pas vrai que la société soit
malade, que la nature soit malade. Cette mythologie thérapeutique qui
voudrait faire croire que si ça ne va pas, c'est
le fait de microbes, des virus, ou des dysfonctions biologiques, masque le fait
menaçant, le fait politique, le fait historique, qu'il s'agit de structures
sociales et de contradictions sociales, et pas du tout de maladie ou de
métabolisme détraqué qu'il suffirait de soigner. Tous les designers, architectes,
sociologues, etc. qui se veulent les thaumaturges de cette société malade sont
complices de cette réinterprétation du problème en termes de maladies qui est
une autre forme de mystification, Nous disons donc pour conclure que cette
nouvelle idéologie environnementale et naturiste est la forme la plus évoluée
et pseudoscientifique d'une mythologie naturaliste, qui a toujours consisté à
recycler sur une fausse nature idéale, sur une essence idéale du rapport
Homme/Nature, l'atrocité objective réelle des rapports sociaux. Aspen, c'est le
Dysneyland du design et de l'environnement, on y traite de l'Apocalypse et de
thérapeutique universelle dans une ambiance idéale et enchantée, mais le
problème dépasse de loin Aspen : c'est toute la théorie du design et de
l'environnement elle-même, qui constitue une utopie généralisée, utopie mise en
place et sécrétée par un ordre capitaliste, qui se donne pour une seconde
nature, afin de se survivre et de se perpétuer sous le prétexte de la nature».
signataires:
Jean AUBERT, architecte-urbaniste-designer, membre
du groupe Utopie, prof à Vincennes, François BARRÉ,
directeur du Centre de Création Industrielle, Jean
BAUDRILLARD, sociologue, membre du groupe Utopie, prof à Nanterre, Claude BRAUNSTEIN, designer, chercheur à l'Institut de
l'Environnement, Enrique CIRIANI,
architecte-paysagiste, membre du groupe AUA, prof à UP7, André Fischer,
géographe, prof à la Sorbonne, Odile Hanappe, économiste, prof à
l'Institut de l'Environnement, Roger Tallon, designer, prof à l'École
Nationale Supérieure des Arts Décoratifs
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Quarante ans après le colloque d'Aspen, ROSA B, le webmagazine mis en ligne par le centre d'art contemporain et l'Ecole des Beaux-arts de Bordeaux, publie, sous la plume de Jeanne Quéheillard, des extraits d'entretiens avec quelques membres de la délégation française. A lire ci-contre: ROSA B N°5
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Quarante ans après le colloque d'Aspen, ROSA B, le webmagazine mis en ligne par le centre d'art contemporain et l'Ecole des Beaux-arts de Bordeaux, publie, sous la plume de Jeanne Quéheillard, des extraits d'entretiens avec quelques membres de la délégation française. A lire ci-contre: ROSA B N°5