photo de Michel Desjardins |
Aux sources du débat actuel il y eut la volonté de donner à la fabrique urbaine une forme, à l'espace public un statut le qualifiant et à l'architecture qui s'en dégage un sens. Parallèlement ill y a chez certains la volonté de rendre au travail architectural son rôle spécifique, voire son autonomie.
Nous avons assisté ces dernières années, faute d'une réelle confrontation de productions architecturales de qualité, à trois types de réaction des architectes face à la mise en accusation du Mouvement Moderne, jugé responsable entre autre du "désert urbain" . La première à se manifester fut bien celle de faire descendre l'architecture dans la rue, de la donner à faire aux "usagers", ou mieux encore, de la "faire avec eux". La seconde est celle du retour en arrière dont la tentation est toujours grande surtout en période de crise. La plupart de ceux qui y succombèrent avaient davantage perdu l'espoir (1) et le goût du risque (2) qu'embrassé la nostalgie réactionnaire. La troisième tendance --assez populaire en France-- consiste à projeter sur le papier les termes mêmes de la polémique, à articuler des volumes comme on ferait des réflexions, à vouloir faire émerger l'émotion architecturale de la seule appréciation d'un discours, au demeurant pertinent, qu'il soit politique, symbolique, social ou autre.
Outre Atlantique, les éclectiques modernes (3), néo en tout genre, confrontés à la difficulté d'articuler la nudité abstraite du style international avec les complexités bien réelles de la vie, se moquent bien de la pérennité de leur oeuvre et se livrent à un jeu dérisoire, voulant nier l'espace-temps dans la manipulation simultanée de périodes historique diverses.
Si nous pouvons admettre que l'analyse critique de la réalité urbaine contemporaine dénonce la violence de la rupture avec la ville historique (4), et supposant que l'on veuille renouer avec la tradition des transitions formelles progressives, la démarche à éviter est évidemment celle qui consiste à en rendre l'espace moderne responsable, en tant que tel, remettant ainsi en cause la nature même de l'architecture contemporaine. Cette attitude, qui s'arrête à l'analyse des excès sans considérer les acquis d'un mouvement complexe et forcément contradictoire, il me semble impossible de la maintenir sans tomber dans un archaïsme réactionnaire.
Si la réflexion urbaine a beaucoup progressé, s'appuyant sur les acquis d'autres sciences, au point qu'elle a eu tendance à se substituer à la réflexion architecturale, s'il n'est pas question de renier ces apports pertinents à notre réflexion, il faut néanmoins admettre qu'elle a trop souvent voulu tout englober et qu'en l'intégrant dans la morphologie urbaine elle finissait par réduire l'architecture à une taxinomie de types à reproduire. Il me semble nécessaire de rééquilibrer le débat. Dans cette perspective, les quelques réflexions qui suivent n'ont d'autre but que de relancer une analyse spécifique de l'espace de l'architecture moderne.
On peut constater lorsque l'on compare l'espace moderne à celui qui le précède, et sans pour autant prendre partie, qu'il différent de manière fondamentale sur bien des plans. Ces différences reposent sur des choix opérés, sur le développement de la technique, sur le mode de production de l'industrie, et engendrent à leur tour des choix projectuels. Cette analyse, qui ne sera qu'ébauchée ici, me semble indispensable avant de se prononcer sur les choix doctrinaires d'une pratique, faut de quoi l'on risque de tomber dans un formalisme de mauvaise aloi (5).
Dans la composition de l'espace deux notions fondamentales de l'espace pré-moderne seront bouleversées par le modernisme: la centralité et la symétrie. La première ne sera plus la ligne directrice de la composition, ce qui entraînera, par l'incidence périphérique, une multiplication des points de référence potentiels. Partant de là, le rapport harmonieux des parties ne sera plus recherché dans la similitude des parties opposées mais dans leur équilibre tensionnel.
Un autre paramètre essentiel pour définir l'espace contemporain sera la caducité des murs porteurs et son corollaire: la liberté du plan. La résille structurelle qui s'y est substituée a rendu les parties de l'édifice (poteaux, murs, planchers) fonctionnellement indépendantes. Outre la liberté du plan, l'extension horizontale structurée par des points permettait de conquérir l'arrivée d'un flot ininterrompu de lumière vers l'intérieur ainsi que, par la projection de plans verticaux en périphérie vers le paysage, de relier intérieur et extérieur. Par le développement de la technique l'espace architectural est devenu dynamique transparent et fluide. La composante statique nécessaire au contrôle de cet espace sera apportée par le dosage de la lumière dont c'est la mission de fixer les éléments qu'elle éclaire.
Analyser les multiples conséquences que ce nouvel espace a entraînées n'est pas le propos de cette courte mise au point. Je n'en retiendrai que quelques exemples qu'il me semble utile aujourd'hui de rappeler.
Les projections des plans verticaux qui avaient pour but de dilater l'espace intérieur vers le dehors n'étaient pas indiquées dans toutes les situations spatiales d'un programme. Aussi, des stratégies formelles en périphérie (brise-soleil, etc.) furent-elles introduites afin de mieux distinguer le dedans du dehors (6), mieux le maîtriser.
L'indiscutable vocation horizontale de l'architecture moderne fut orientée pour exploiter pleinement l'indépendance des plans superposés. L'intériorisation de l'incidence périphérique qui produit la dilatation verticale de l'espace (7) a engendré la liberté de la coupe. Cette explosion du volume intérieur se manifeste aussi dans les rapports bâtiment-sol, l'édifice ayant perdu sa pesanteur massive au bénéfice de volumes creux dont certains pouvaient même être perçus dans leur sous-face (8).
Ces nouvelles conquêtes spatiales et le procès héroïque de simplification apporté par l'édifice fonctionnel eurent comme conséquence de violenter la pratique de l'espace physique ainsi que son apparence.
Les règles d'ensoleillement qui régissaient l'orientation des édifices ont eu pour effet d'accroître leur espace vital ("lois du prospect") inaugurant ainsi la pratique du projet autarcique. Cette déformation est surtout évidente en milieu urbain dense où l'on voit des édifices "flotter" dans un espace devenu résiduel et qui ne s'articule pas avec las morphologies voisines.
A cette architecture, véritable machine dévoreuse d'espace, ne pouvant plus se satisfaire du corset d'une armature urbaine classique, l'on doit la difficile qualification d'un espace homogène, la rupture de l'équilibre public-privé (des villes européennes) au bénéfice d'un espace commun nécessairement public, s'avérant ingérable dans la pratique, un espace "libre".
La révolution fut brutale. En un court laps de temps l'architecture est passée des figures archétypiques qui avaient des règles de composition et de proportion clairement définies, du maniement savant d'une dialectique entre murs et colonnes, en bref: de la reproduction de modèles éprouvés par les siècles, à la grande liberté du plan fonctionnel sans a priori formels (9). Cette double émancipation entraînait une difficulté projectuelle si immense qu'en 1980, alors que le Mouvement Moderne a 50 ans d'histoire derrière lui, un savoir-faire moderne n'est pas encore constitué. Cette lacune, les grands l'ont comblée par la parade projectuelle, par l'oeuvre exceptionnelle, par la prototype. A nous de travailler pour développer ce savoir-faire en utilisant l'alphabet mis à notre disposition
Henri Ciriani, mai 1980
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NOTES
(1) L'espoir d'une société nouvelle fut à la base du Mouvement Moderne.
(2) L'énorme liberté projectuelle déclenchée par le progrès technique rendait difficile la stabilité nécessaire à sa maîtrise.
(3) C'est, nous dit-on, le "post-modernisme", terme issu d'un sophisme qui curieusement fait de bonnes recettes en librairie. Il est heureux de penser qu'en France pour une fois les interminables commissions que nous subissons joueront un rôle positif pour nous en éviter les aberrations.
(4) Il ne faut pas oublier que cette rupture opérée par les pionniers du Mouvement Moderne fut volontaire, stratégique et euphorique
(5)Entendons-nous bien, ce formalisme-là peut être aussi un choix; le problème c'est que nos formalistes à nous n'arrivent à justifier leurs formes qu'à travers la critique d''un espace moderne qu'ils ne connaissent pas. C'est la preuve par l'absurde.
(6) Ils ouvraient ainsi la voie à toute une gamme de solutions possibles. Mais paradoxalement, alors que certains redécouvrent la pertinence du marquage différencié des deux situations spatiales, ils voudraient remettre la façade porteuse au goût du jour.
(7)La rampe fait son apparition comme un élément nouveau important d'application difficile.
(8) Volumes surélevés rattachés au sol par des points: les pilotis
(9) La discipline fonctionnaliste croyait faire émerger du plan une nouvelle esthétique
Cet article fut publié dans la revue AMC N°52-53 de juin-septembre 1980
Il était accompagné de 11 autres articles, l'ensemble apparaissant en pages 17 à 36 sous le titre de
POSITIONS - 12 positions pour situer l'actualité de l'architecture. Les autres architectes sollicités par Jacques LUCAN et Patrice NOVIANT allaient de Georgia BENAMO à Roland CASTRO, en passant par Léon KRIER et Maurice CULOT entre autres.