Connaître, parler et discuter amicalement avec l'architecte Ciriani a été un grand plaisir: peu de formalités, beaucoup de sourires, quelques tapotements dans le dos, voulant dire qu'essentiellement en si peu de temps on se comprenait. C'est toujours intéressant et réconfortant de se retrouver face à des gens qui choisissent la sincérité et la spontanéité comme mode de vie et l'architecte Ciriani rentre surement dans cette catégorie restreinte et précieuse. En lisant l'interview qui suit il me semble important de tenir compte de deux facteurs: d'une part de la grande valeur humaine que cette personne réussit à communiquer à son interlocuteur, qui ne réduit pas le discours à un pur académisme, à une pure problématique disciplinaire; d'autre part que beaucoup des pensées et des questions soulevées dans l'interview sont nées de la confrontation avec les théories de l'architecte Purini lors des conférences des deux dans le cadre du Laboratoire de projettation architecturale et urbaine de Bergame. F.P.
FRANCESCA PAGNONCELLI: "Less aesthetics more ethics", c'est le slogan de la dernière Biennale d'architecture de Venise; comment le jugez-vous, comment l'interprétez-vous sur la base du contenu de l'exposition?
HENRI CIRIANI: Je crois que le titre de la dernière Biennale d'architecture a été un grand et beau slogan qui ne correspond pas pour autant à la réalité. Il s'agit d'un thème exclusivement médiatique, on veut "moins de" et "plus de", sans savoir vers où se tourner, on fait un appel à tout le monde pour qu'on découvre l'existence de l'architecture, mais les gens ne sont pas encore capables d'adopter l'éthique comme principe de vie. Nous vivons une phase historique dans laquelle l'éthique n'intéresse absolument personne, et donc si on faisait vraiment de l'éthique le principe de l'architecture exposée la Biennale serait un échec. Pour avoir une éthique au niveau architectural il est nécessaire d'avoir une production élevée qui devra traverser et surmonter les difficultés en suivant des principes déterminants. L'éthique s'affirme du moment qu'on prend une position par rapport à des thématiques déterminantes, et bien sûr ces prises de position ne sont pas "biennalisables"; on ne peut "biennaliser" que les événements artistiques. Nous sommes face à un événement qui se propose comme un spectacle très particulier, basé sur les images, pour aboutir à exposer des projeteurs et artistes invités qui suivent cette logique
C'est une approche que Purini définirait avec une de ses sept catégories interprétatives de la tendance projectuelle actuelle: l'architecture comme image, comme virtualité, comme art et comme communication. Ce sont des idéologies qui, selon l'architecte romain, cachent une superficialité et une fausse modernité et qui entraînent le risque d'une accentuation du superflu dans le processus de conception; une telle approche ne mènerait à rien d'autre qu'à l'obsolescence immédiate et instantanée du produit architectural.
Ce à quoi je continue de croire c'est dans une société composée d'individus capables de choisir et par conséquent mon architecture est un choix en soi, une affirmation de principe. Je suis totalement contre l'immobilisme et pour le choix qui appartient idéalement aux personnes émancipées, celles qui ne subissent rien, ni un passé, ni une culture, mais ont une capacité de jugement qui les rend libres.C'est une espèce de pensée utopique idéale et idéalisée. Pour moi être architecte signifie poursuivre obstinément la voie de l'émancipation, cette absence de contraintes extérieures, non pas dans le sens où je tends à les ignorer, mais plutôt que je souhaite et j'essaie de tout transformer en architecture.
Vos projets sont caractérisés, à mon avis, par une forte charge poétique qui n'est pourtant pas basée sur l'évanescence ou le mimétisme projectuel, mais sur l'affirmation de la matière, sur la présence d'éléments qui veulent laisser un signal précis bien que non définitif. Le rappel des leçons du Mouvement Moderne est évident dans l'utilisation et dans la composition des surfaces et volumes, mais la spatialité qui se crée est totalement diverse et dynamique.
Comme les architectes du Mouvement Moderne je crois, moi, fortement au futur et en une architecture qui ait comme objectif l'homme. Pour moi, la modernité dans le domaine architectural signifie adhérer aux images qu'elle porte en elle: légèreté, ouverture, transparence, fluidité, abstraction. Ce sont des principes esthétiques nouveaux auxquels cependant on réussi rarement à donner une épaisseur narrative et une force symbolique. On pense que ces critères suffisent à eux seuls à conférer une qualité architecturale. En fait le travail de l'architecte n'est pas circonscrit à la composition des matériaux, mais se situe dans la capacité de contrôler et limiter l'espace qui doit pouvoir capturer l'utilisateur; l'architecte doit avoir une conscience urbaine et il doit traiter le seuil entre l'extérieur et l'intérieur d'un bâtiment. J'essaye, moi, de traduire spatialement l'art de construire développé dans les années trente: traverser, soulever, créer une équivalente entre le plan horizontal et le vertical, le mouvement continu, la couleur et l'abstraction infinie, voilà les objectifs que je poursuit dans mes projets. S'il n'y a rien de plus abstrait qu'une ligne parallèle au sol, parce qu'elle nie la loi de la gravité, la continuité du mouvement, obtenue avec l'utilisation intelligente des matériaux n'a de sens que si cela résout deux problèmes: ouvrir un espace fermé et fermer un espace ouvert, c'est à dire pouvoir passer d'un intérieur à un extérieur pour créer une spatialité surprenante. Trouver de nouvelles logiques d'articulation entre l'espace intérieur et l'extérieur est un autre objectif que l'architecture contemporaine devrait se contempler. Le particularité des projets de Le Corbusier, et qui le rend de se fait unique, c'est l'apparition d'un espace à double hauteur où deux niveaux sont perceptibles en même temps et peuvent surprendre ceux qui en font l'expérience. L'utilisation d'un matériau comme le béton donne toujours la possibilité d'échapper à toute logique narrative et constructive, de nier des concepts traditionnels tels que pilier, toit, etc. Outre le fait d'avoir une énorme capacité à se rapporter à la nature, le béton a les mêmes possibilités expressives que les pierres traditionnelles et c'est le meilleur instrument pour communiquer avec ce que Purini définirait comme étant le langage de l'architecture comme architecture, c'est à dire les valeurs intrinsèques de la discipline.
Vous avez parlé de l'importance de la couleur dans le projet d'architecture, mais les teintes utilisées dans son oeuvre ne se réfèrent pas seulement aux couleurs typiques des recherches artistiques des années trente; il y a peut-être une influence de la tradition péruvienne là-dedans?
Je ne le dirais pas, même si sans doute chaque expérience vécue, chaque sensation éprouvée rentre d'une manière ou d'une autre dans mon travail. En réalité la culture péruvienne n'est pas porteuse de valeurs chromatiques comme peut l'être la culture mexicaine que l'on retrouve dans l'oeuvre de Barragán. En réalité mes références proviennent de la culture picturale en général, sans privilégier une période historique plutôt qu'un artiste. Tout l'art m'intéresse et me touche. Par exemple à Marne-la-Vallée j'ai voulu faire un hommage à Picasso et tous les tons utilisés se réfèrent à cette recherche picturale 1. Mon objectif en architecture consiste à transformer le concept traditionnel d'édifice sans perdre son unité ni son identité, comme cela arrive dans certaines sculptures de Picasso où l'abstraction ne contredit pas le modèle initial. Ma référence à l'art et continuelle même si souvent elle est inconsciente et involontaire.
En France la commande architecturale fait souvent l'objet de concours, pratique qui en Italie se réduit encore trop souvent à des favoritismes politiques et professionnels tellement évidents et flagrants qu'ils vont à l'encontre de toute éthique morale.
Mon expérience personnelle me porte à dire qu'en France sans faire de concours on ne travaille pas. Et par conséquent les vrais architectes modernes n'ont pas de commandes. Le problème principal des concours d'architecture c'est qu'ils obligent les architectes à se comporter de manière infantile car on leur demande de répondre comme on le ferait à l'Ecole, c'est à dire de manière simple, linéaire, banale. En réalité ça devrait être l'occasion d'expérimenter une culture projectuelle propre et d'approfondir l'examen des problèmes rencontrés; les propositions chargées de contenus et de suggestions ne remportent cependant jamais les concours car elles sont jugées trop laborieuses. Dans les années 1996-1997 mon atelier a participé à douze concours en gagnant trois, ce qui est une bonne moyenne. L'espoir c'est que la modernité d'un projet soit comprise et défendue par les membres du jury, comme c'est arrivé dans les trois cas: une petite école près de la Bibliothèque de France à Paris 2, celui du Palais de justice de Pontoise et celui d'un immeuble près de Versailles.
Quel pourrait être votre prévision pour un futur en général, pas seulement architectural?
Je crois beaucoup aux nouvelles générations: les jeunes dans le monde actuel, et pas seulement en Europe, ont la meilleure formation que l'homme n'ait jamais eue; ils ont tous été éduqués avec des méthodes d'apprentissage très sophistiquées. Cela vous permet de ne pas dépendre de la mémoire, ce qui entraîne inévitablement d'autres problèmes: vous avez appris à dire et à parler uniquement de ce que vous savez et comprenez, à analyser si vous n'avez pas compris quelque chose, à agir individuellement. Il s'agit d'une situation mondiale qui ne supportera pas longtemps la médiocrité dans laquelle nous vivons actuellement. Ce que je ne supporte pas de la période actuelle ce sont essentiellement deux choses: l'absence d'espoir et de projection dans le futur et le fait que l'homme contemporain ne s'intéresse plus à la beauté. En ce qui concerne l'architecture, par contre, je crois que dans le futur il sera possible de réaliser toutes les utopies formelles que l'homme a imaginé via via et que j'ai personnellement exprimé dans mes dessins de structures suspendues dans lesquelles la dualité de l'architecture du futur est inhérente à ses capacités d'accueillir l'obsolescence comme valeur.
Traduit de l'italien par Marcelle Espejo
NOTES DU TRADUCTEUR
1 Il s'agit en fait d'un projet à Compiègne pour une nouvelle école d'architecture, abandonné par le Ministère de la Culture au niveau de l'avant-projet détaillé
2 L'oeuvre évoquée c'est la Maison de la Petite Enfance à Torcy, ville nouvelle de Marne-la-Vallée
On peut consulter le texte original sur le site suivant:
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