Par Frédéric Edelmann
Publié le 6 avril 1978 dans LE MONDE
Lorsqu'on arrive à la Noiseraie, nom commercial qui affecte ce bâtiment, on reçoit un choc brutal: c'est une barre immense, écrasante, majestueuse. A bien compter, elle n'est pourtant pas haute avec ses six étages; sa largeur présente n'a rien qui puisse heurter un habitant des villes, et elle n'est pas non plus une de ces fantaisies formelles ou de ces pirouettes colorées qui font parfois office d'habitation. Il faut se rendre à l'évidence: il se passe ici, à Noisy-le-Grand, dans Marne-la-Vallée, quelque chose d'inhabituel. Un événement, peut-être, dans la léthargie de l'architecture française?
Non, ce n'est pas une préfecture, ni un hôpital, ni un immeuble de standing. C'est bêtement une H.L.M., dite "en accession à la propriété". Cela signifie qu'à défaut de moyens financiers, l'architecte Henri Ciriani et son collaborateur Vincent Sabatier ont dû investir sans compter leur temps, leur métier et leur imagination. A ce prix seulement, une construction sociale est devenue un logement digne de ce nom.
Sans doute l'aspect monumental de la façade (lui reprochera-t-on?) bénéficie de la disposition du terrain incliné vers une large plaine. Il est lié encore à l'inachèvement de la "barre" dont la largeur sera plus que doublée: les proportions en seront alors adoucies, sa majesté ne sera plus tyrannique. Mais il faut d'abord chercher la source de cette impression dans l'ordonnance classique des éléments verticaux, limités par deux bandes horizontales dans lesquelles on pourrait lire une simple "escarpe" et un vieil "entablement": Ciriani ne cache pas sa passion pour les colonnades de Perrault et, les citant, il en retrouve l'esprit.
Venant de la proche station du R.E.R., on franchira par un large portique ce premier corps de bâtiment. Derrière celui-ci, deux autres immeubles en voie d'achèvement descendront en gradin vers une rue intérieure réservée aux piétons. Vallée tranquille, rassurante comme un creux boisé de montagne, où il faudra venir. Car les entrées sont reportées à l'extérieur des différents blocs, et elle ne sera pas un couloir de passage. D'une manière générale, la circulation entre les différentes parties semble parfaitement efficace. Que l'on soit éjecté du garage souterrain, ou projeté depuis la passerelle du R.E.R., on trouve un véritable cheminement dont chaque étape a sa signification propre. Ainsi les espaces, les volumes et les formes sont autant de repères qui définiront des parcours individuels riches. Déjà, on peut accorder à Ciriani cette "évidence architecturale" qu'il a cherché à produire.
Il y a des pôles évidents: l'allée centrale, bien sûr, et une place carrée, non centrée, vers où convergent les pas de l'habitant; la tourelle d'un escalier extérieur, seul élément rond dans ce complexe de lignes droites, et qui devrait agir à la manière d'un beffroi? Cette masse abrupte mais équilibrée, sauvage mais amicale, admirablement dessinée, est un point fort dans l'ensemble, et un plaisir par chacun de ses détails. D'autres pôles sont encore l'amplitude du portique, la dissymétrie calculée des bâtiments, les reliefs et retraits réguliers des façades.
Il y a ensuite des signaux: les entrées de formes différentes -elles ont donné l'occasion de nouvelles "citations" à Kahn, Le Corbusier, Scarpa, etc. -ou les ouvertures des terrasses supérieures, fenêtres dressées dans l'espace qui laissent apercevoir les cieux libres d'un Magritte.
Enfin, le soin apporté au traitement de chaque élément, jusque dans les détails les plus infimes, donne à cette H.L.M. un air d'éternité. On est loin de l'aspect transitoire habituel à ce type de construction. Le chef de chantier, Joseph Savarino, a joué sur ce plan un rôle primordial, en surveillant, et souvent en reprenant, les voiles de béton avec une passion de créateur.
Les logements ont été l'objet d'un travail aussi rigoureux. Pour les cent-vingt-huit cellules de la première tranche de travaux (il y en aura trois cents au total), l'architecte a conçu une soixantaine de modèles différents. En utilisant trois types de fenêtre standard, il a établi une "progression" de la lumière dans chaque appartement, et il est parvenu à créer des zones qui ne soient pas interchangeables. Un refus, celui du "vertige", et une exigence, celle de l'"épaisseur", l'ont en outre conduit à "sécuriser" le passage de l'intérieur à l'extérieur, à limiter la transparence de la façade, à augmenter la densité des cloisons: plus (ou moins) de fuites sonores, et moins de joutes "caloriques" entre voisins dérobeurs de chaleur! Tout a donc été fait pour individualiser chaque cellule et permettre une réelle appropriation de l'espace.
On trouve dans l'agencement des appartements l'explication des reliefs verticaux qui définissent les façades. Les décrochements des murs, les boîtes-fenêtres en saillie, les loggias extérieures (et parfois intérieures) devraient, en effet, permettre l'orientation en diagonale des espaces de vie, et d'accroître ainsi la surface ressentie. C'est là une amélioration sans prix (et pourtant peu coûteuse!) que pourraient envier bien des immeubles "de luxe".
Ce remarquable ensemble, auquel le prochain numéro de l'Architecture d''Aujourd'hui consacre plusieurs pages, devrait avoir d'importantes répercussions sur l'architecture sociale en France. Ciriani a prouvé à qu'avec un budget très rigide, on pouvait atteindre une certaine perfection.
Peut-on parler ici d'une "cité heureuse"? A replacer la Noiseraie dans le décor de Marne-la--Vallée, on peut douter qu'elle offre toutes les facilités de l'existence. Elle reste en marge, et donc en deçà, de ce qu'offrent les villes: commerces proches, animation des rues, etc. Aussi l'"évidence architecturale" n'est peut-être pas une réponse complète à la solitude de ces villes des champs que l'on qualifie de nouvelles. Mais c'est au moins un espoir de "mieux-vivre"
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