PÉRONNE: INTERVIEW DE CIRIANI PAR VÉRONIQUE ET ALAIN DERVIEUX

Historial de Péronne, juin 2007
Publication "L'architecture des musées du XXe siècle", éditions CNDP
Réponses légèrement remaniées par M.E.C. sous l'oeil attentif de Ciriani en novembre 2014
Les illustrations diffèrent de celles de la première publication
Photographe Jean-Marie Monthiers (sauf exceptions notées)



VAD Commençons par le cœur du projet. Des dessins d’Otto Dix y sont exposés. Comment ces œuvres sont installées ou interviennent dans l’espace et côtoient les autres objets de la collection ? L’essentiel se résume pour moi entre présentation horizontale et verticale …



H.C. L’historial de Péronne est indiscutablement mon projet le plus populaire. Il est populaire, je crois, pour deux raisons. La première tient à la lumière naturelle dominante. Les gens se promènent et déterminent le parcours sans qu’on ait besoin de les guider car ils suivent la figure du projet qui est une hélice: des salles éclairées tournant autour d'un cœur. La seconde raison est qu’il n’est pas trop grand. Les gens aiment bien "maîtriser"- très souvent c'est cela qui leur donne l'impression que le bâtiment a une "échelle humaine"; ils détestent rater des salles ou revenir en arrière. Tout ce qui perturbe la possibilité d’apprécier la collection en deux heures est à l’encontre d'un musée.

Ce sont les conditions de réponse. Pour apprécier la lumière autour d’une hélice, il faut un centre sombre ! En effet si le centre n’est pas noir, la lumière n’est pas en périphérie et on revient à l'idée du patio qui ramène vers lui la centralité ouverte et s'oppose à la volonté d'une qualification de la périphérie. Ici la salle centrale "reçoit" la lumière de sa périphérie en contre-bas, alors que sa grande hauteur accentue le côté sombre, la pénombre.


Quatre salles vont conforter le centre, la première, celle de l’avant-guerre, regarde le château. Une faille d'espace vertical à lumière zénithale nous fait ‒en la traversant‒ "rentrer dans la guerre" et nous conduit vers le point central du projet. Là, à cet endroit nodal et sombre, il fallait une  idée force, à la hauteur de ce que fut cette guerre mondiale et sa cohorte de victimes1.  une idée pour secouer fortement. Après le concours la solution s'imposa d'installer des stèles verticales en acier toute hauteur  –comme Serra aurait pu le faire. Lors de cette guerre le blindage est apparu. Jusque-là, l'esprit guerrier dominant était celui de l’époque médiévale avec ces aspérités agressives exaltées dans un phantasme héroïque. Le blindage, c’est l’inverse, c’est abstrait, plus c’est lisse, plus ça impressionne : le signe visuel de l’inexpugnable, sans aucune faille. Un blindage d’une épaisseur de 6 cm dégage une énergie suffisante pour couper le souffle. Évidemment les fondations n’étaient pas prévues pour cette surcharge et il fallait hélitreuiller les stèles pour les entrer par le haut.

Pour la muséographie il y eut un concours, attribué à Repérages Architecture, mais cette salle n'en faisait pas partie. Je l’ai travaillée avec Lionel Guyon et nous avons étudié les idées du concours où nous souhaitions y convoquer les morts de la bataille de La Somme. Lionel a su faire avec les moyens dont nous disposions. Il a réalisé cette présence solennelle sur les stèles avec des photos d’époque. Les dessins d’Otto Dix sont disposés individuellement dans un mobilier en métal « guerrier » qui permet de les voir seul à seul, en périphérie de la salle, ouverte en façade sur les autres salles du musée. 

Après l'entrée, nous descendons dans la salle 1914-16 salle "lente", 
 celle de la guerre des tranchées, on se "terre", d'où les fossés. 

Elle est suivie par la salle 1916-18, salle "rapide" la guerre s'accélère avec les divers progrès (industriels et médicaux)
et l'arrivée des USA, d'où le mur courbe induisant une fluidité du parcours.

La dernière salle –l'après-guerre– illustre le début du tourisme dans les lieux de la mémoire

et nous conduit doucement vers l'extérieur bucolique.




VAD Ce sont des gravures, la matière est particulièrement adaptée à rappeler leur fabrication autant que leur sens.



H.C. Cette salle me rappelle le musée d'Arles2 où j'ai eu à  réaliser la muséographie, surtout parce que quand il y a très peu d'argent l'architecte du bâtiment est celui qui peut le mieux s'appuyer sur l'architecture pour soulager la muséo.



VAD Le rapport au sol de ces deux muséographies est très différent. Soulevé sur pilotis, le sol de l’Historial a toutes les qualités d’un sol artificiel et celles d’un sol naturel dont on peut excaver, travailler l'épaisseur. Quel rapport la muséographie entretient-elle avec l’architecture, à Péronne et Arles?



H.C. Cela tient à ma conception du musée. Même si je considère le musée comme une œuvre intègre, il est aussi une « capacité de futur ». Je dois anticiper les transformations que l’avenir apportera. La réponse responsable à cette question en muséographie m’incite à cette proposition. Dès le concours chaque salle est équipée d'un plancher technique qui existe au même titre qu’un plafond technique (appelé par erreur faux-plafond)  alors que les parois latérales sont à moitié opaques pour recevoir des vitrines ou transparentes pour apporter la lumière des espaces captifs. Les muséographes peuvent ainsi réaliser un travail en profondeur sur un plan disponible et non un plan asservi.





APARTÉ

Pour son premier musée, on se pose toutes les questions : qu’est-ce qu’un musée, quel en fut le premier etc. Quelle est la différence entre Le Louvre et le musée aujourd’hui ? L’entrée, structurée pour le premier, doit être conçue pour la foule dans l'autre cas.3 C’est la seule différence car les œuvres, une bonne lumière pour les voir et un parcours pour les visiter, demeurent des données constantes. F. L. Wright avec le musée Guggenheim et Le Corbusier avec le musée à croissance illimitée4 ont montré qu'un musée c'est avant tout une circulation et que celle-ci détermine la forme du projet. Mais ces deux précurseurs ont, à mon sens, "raté" un autre élément essentiel d'un bâtiment, partant d'un musée: l'entrée, le point de contact principal entre l'extérieur et l'intérieur, le démarrage de la promenade. Wright parce qu’en obligeant le visiteur à emprunter au départ l'ascenseur5 avant de pouvoir descendre, interrompt la séquence continue depuis le sol de la ville.
 
photo juleo.over-blog


 Dans le musée de Corbu, la visite commence au centre, ce qui oblige le visiteur à traverser la moitié du bâtiment avant de l'entamer.
photo Fondation Le Corbusier


J'étais donc sommé de mieux faire: il me fallait entrer, entrer, entrer. À Arles, le musée devient un triangle pour plusieurs raisons6, dont la capacité à entrer et sortir au même point.

Le plus difficile à faire est un musée de peinture, j’aurais aimé en faire un pour Matisse ou pour Picasso, mais pas une rénovation, un projet complet. Par rapport, les autres sont plutôt faciles à faire ! Il y en a peu qui exigent un rapport à la couleur aussi fragile. La lumière naturelle reste un combat bien que les progrès techniques des vitrages et des protections "invisibles" garantissent aujourd'hui qu’aucun lux ou UV ne puisse s’échapper. (Il est vrai que même mes dessins jaunissent !)



VAD Il y a donc une figure dynamique récurrente entre l‘Historial de Péronne et le musée de l’Arles antique. Comment entrer le plus près du centre sans s’éloigner de la périphérie et comment sortir en périphérie sans s’éloigner du centre ? Comment entrer et sortir au centre tout en restant proche de la périphérie ? Comment formuler ce paradoxe 7 à l'origine d'une véritable question topologique...

H.C. Oui c’est à peu près cela.

Je passe entre Arles et Péronne de la figure du triangle à celle du carré. Le triangle s’avère infiniment plus efficace. Le carré était possible pour une raison liée à la logique fondamentale de l’Historial: établir une relation entre le visiteur et l'événement. Les musées de la guerre (mémorial et non historial) sont faits pour ébranler, mais je ne suis pas en train de faire le musée de la guerre, je fais le musée de la paix. Le musée destiné à ce que la guerre n’existe plus. Je ne cherche pas à provoquer des sentiments qui génèrent des expressions de frayeur devant les horreurs de la guerre. Mais au contraire, qu'en sortant face au lac, le paysage parfaitement bucolique et pacifié, déclenche un « que la vie est belle sans la guerre ».



V.A.D. Alors une des problématiques majeures d’Arles serait d’entrer et celle de Péronne de sortir ?



H.C. Oui on peut le dire. Comme à la chapelle Pazzi, où l’important est de sortir, et Brunelleschi s’est montré d'une efficacité totale. D’ailleurs, de ce point de vue, l'influence de la chapelle Pazzi fut pour moi, bien plus forte que les palais devenus musées. Parce que la Pazzi est une représentation de l’extérieur de ce que tu dois espérer à l’intérieur, sans savoir ce que c’est. 
photos Wikipedia, blog brunelleschi, pileface.com

Une fois à l’intérieur tu es condamné à sortir pour te représenter à l’extérieur tout ce que tu viens de collecter à l’intérieur. C’est une définition de ce à quoi sert un musée. Si tu n’y collectes rien ça ne vaut absolument pas la peine. C’est la raison de la promenade architecturale : "re-collecter." En tout cas c’est la raison admise. Ceux qui veulent la créer littéralement se trompent. Le musée par définition donne à collecter des espaces aussi bien que les pièces exposées.

L'apothéose de la collecte d'espaces dans une promenade architecturale c'est l'Atheneum8 de Richard Meier où il n'y a rien à retenir d'autre que le plaisir du parcours: c'est le programme idéal pour illustrer ce que je retiens de l'espace muséal. 
 
photo Google milimet.com

Mon admiration pour Meier vient de là: comment réussir un projet presque sans programme, c'est l'architecture auto-référentielle, un équipement admis dans la culture anglo-saxonne dépourvue de l'idéologie qui prévaut dans les pays latins.

                                                         

VAD Comment se référer au Guggenheim sans avoir vu ni savoir lire une coupe ?

Tu livres peu d’horizons à l’intérieur de ce musée. Est-ce par pudeur pour cette période où l’excès d’horizon, sa menace, sa fixité paysagère signifiaient l’inconnu et le néant ? Ou bien le programme nécessite-t-il une forte intériorité ?



H.C. J’ai fait en sorte que mes musées soient des musées de plain-pied. Dans un cas de plain-pied évident, parce que c’est plus rassurant de voir des pièces lourdes par terre ou dans une fosse (Arles). Dans l’autre cas –ça reste fondamental et tout le monde le ressent, mais personne ne l’a bien expliqué– il y a un paradoxe à résoudre : le programme d'un musée produit un enfermement et l’enfermement s'oppose à la modernité. Arles se constitue autour d’une hélice, qui n’est pas un triangle fermé car les échappées s’y déploient. Dans le carré de Péronne, il y a constamment des échappées visuelles orientées vers le sol, qui révèlent que nous sommes en l’air. C’est déjà une abstraction. Une fois en direction de l’eau, à une autre reprise vers le sol, sans qu’on sache où. La guerre, on aimerait que ce soit une abstraction, on résiste au fait que ce soit naturel. Les choses qui restent inexpliquées d'un travail résistent à la capacité de les expliquer, ou bien sont inexplicables.

L’intériorité est obligatoire. Les échappées visuelles sont toutes verticales, étroites, pour retenir l’espace, éviter sa fuite.
photo Marcela Espejo
L’autre manière de retenir l’espace est utilisée à Arles par une paroi horizontale haute, un rideau de béton qui pince l’espace, montre le fleuve. C’est une attitude anti-touristique. Le touriste veut être impressionné, veut du spectaculaire. L’architecture peut fournir des informations avec une très grande retenue car l'émotion est au bout.



VAD Y a-t-il des points de vue particuliers qui explicitent comment c’est fait ? Peut-on se représenter l’architecture qui réunit ce qu’on en voit selon les différents angles ? Dans la villa Savoie, le fait qu’elle soit carrée (figure élémentaire et identifiable sans distinction de point de vue), permet de la comprendre, même vue partiellement. Le musée se présente ici de manière complexe. Chaque face semble pouvoir s’adresser à une sollicitation du monde. Une forme d’indépendance apparente, qui  n’explicite pas le contenu. L’unité qu’elles constituent n’est pas forcée. Chaque point de vue en appelle alors un autre. Un récit peut-il se constituer entre points de vue particuliers ?

La question concerne l’endroit où s’exprime le lien entre :

L’œuvre, l’architecture comme espace qui contient l’œuvre, l’architecture qui contient les espaces qui contiennent les œuvres. Quelle perception pour cet emboîtement ?



H.C. Si tu as une culture architecturale, une fois fait le tour du bâtiment, tu comprends le plan, la coupe, la lumière. Mais il est question d'être explicite aux non-initiés: un musée est un coffre-fort. Un musée recèle toujours de la valeur. L’apparence de perméabilité, fragilité (modifiable par une pluie) de dépendance à l’extérieur sont interdites. Le musée a donc recours à des dispositifs de prise de lumière qui lui sont propres, discrets. 



Chacun peut pourtant constater que cette fermeture apparente n’est pas antinomique d’une lumière naturelle importante. Au moment de sortir, chacun en se retournant est confronté avec une lecture presque simultanée entre extérieur et  intérieur, peut comparer son souvenir de l'intérieur, sa lumière, et ce qu'il voit dehors.
 Pour en savoir plus il fixe le regard, le souvenir. C’est ça la magie de l’architecture.



VAD En sortant on est frappé par l’ombre portée des cabochons blancs sur cette façade de béton ensoleillée. Dans cette région, ils peuvent rappeler les horizons vallonnés de croix blanches …



H.C. Oui, ce sont les couches d’interprétation que l’on donne. Un écrivain du coin a pensé qu’un tel musée devait avoir été conçu par un architecte très vieux. Je trouve cet hommage touchant.

Les cabochons, c’est aussi une idée liée à l’expérience du site. Le béton blanc s’imposait. En visitant le site le mur nord du château m’est apparu vert alors qu’on le savait en briques. Il était couvert de mousse et moisissures. J’en ai déduit que les "moustaches"9 étaient particulièrement à craindre sur ce béton blanc. J’ai donc dû inventer un truc pour décider, géométriquement, où les moustaches se poseraient. Ces cabochons, exclusivement présents sur les faces ensoleillées, accompagnent ainsi la course du soleil. Les ombres se combinent avec les "moustaches", pour faire vibrer10 la surface, au même titre que les bossages ou les pointes de diamant. Cela crée une épaisseur dans laquelle le béton ne constitue que le fond. J’avais même imaginé leur financement par souscription, afin d’y faire graver le nom des disparus durant la guerre mais l'idée ne put pas aboutir. Les cabochons sont en marbre pour souligner la valeur de l’individu par rapport à l’ensemble.



V.A.D. Pourquoi blanc ?



H.C. Plus tu te consacres à un projet, plus il te séduit. Déjà parce qu’il confirme tes intuitions, puis parce que tu y reconnais ce qui t’a influencé. Ces mêmes choses peuvent, à leur tour, influencer. Comme architecte tu n’es qu’un médium, un point de passage, pas un génie. J’avais vu des photos et des films sur les soldats combattant au front. Quelque chose m’avait marqué quand j’étais jeune. Là, le conservateur m’appelait parfois pour me montrer les matériaux d’époque, les « actualités » et j’ai compris, très tard donc, ce qui m’impressionnait comme à tout le monde ; quand les soldats surgissaient des tranchées, couverts de boue, ils étaient comme des fantômes : blancs de craie ! 
Quand j’ai vu un morceau éboulé du mur du château, j’ai vu derrière la brique le tout-venant fait de blocs de craie ! la matière même de l’architecture. Le musée sorti de terre ne pouvait être que blanc.


NOTES

1 Au comble du conflit : 60 000 morts en une seule journée dont 25 000 britanniques.

2 Musée de l'Arles Antique 1983-1995

3 D'où la nécessité de faire appel à I.M.Pei

4 Dont deux exemples ont été construits, l'un à Ahmedabad en Inde et l'autre au Japon, le Musée des arts occidentaux de Tokyo, 1959.


5 Qu'il soit vitré ne change rien.

6 C'est une figure inexplorée mais aussi une figure dynamique redoutable, alors que la figure en hélice, avec ses angles dégagés, nous permet d'échapper à l'enfermement du triangle qui exclut la modernité.

7 Paradoxe valide pour une recherche architecturale moderne adulte, affranchie des canons classiques du seuil depuis l'Antiquité (frontalité, emmarchement, colonnade, symétrie, enfilade, etc.)

8 Musée à New Harmony, Indiana, 1979, voir http://www.bluffton.edu/~sullivanm/meier/athexts.html

9 Moustache: expression consacrée de la bavure chargée de particules salissantes qui s'ecoule en se concentrant autour de toute aspérité d'un mur sous l'effet du ruissellement des eaux pluviales. Curieusement ici, du fait qu'elles ne sont pas exposées à la pollution, les parois sont dépourvues de "moustaches".

10 Comme les coquilles Saint Jacques recouvrant la "Casa de las Conchas"à Salamanque.