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Architectures en péril
Le Musée de l’Arles antique fait l’objet d’une extension
sans l’accord ni la consultation d’Henri Ciriani, l’auteur du bâtiment
originel. La justice devra se prononcer sur cette affaire, qui pose la question
du statut fragile du patrimoine de la fin du XXe siècle
CHRISTINE DESMOULINS
Arles, envoyée spéciale
Que dirait l’architecte Ieoh Ming Pei si sa Pyramide du
Louvre était décapitée et agrandi, à son insu, par un architecte salarié du
musée ? La même mésaventure est arrivée à Henri Ciriani, 75 ans, qui a
conçu en 1995 le Musée de l’Arles antique, riche en trésors archéologiques
trouvés dans la terre de la cité provençale ou dans le Rhône.
Sans demander son autorisation, le conseil général des
Bouches-du-Rhône a décidé d’adjoindre à ce musée aux lignes épurées et d’un
bleu profond, une extension de 800 m2. Les travaux seront finis fin
2012. C’est en recevant une invitation à la pose de la première pierre, en
décembre 2011, que l’architecte a découvert ce projet. « Nous n’avons pas réussi à joindre Ciriani pour le
consulter », dit-on au département.
Henri Ciriani n’est pas n’importe qui. Grand Prix
national d’architecture en 1983, Médaille d’or de l’Académie d’architecture en
2012, enseignant célèbre, ce Péruvien d’origine a construit à Lima (Pérou),
Paris, Marne-la-Vallée, Evry, Saint-Denis (nord de Paris), Colombes
(Hauts-de-Seine), Rocquencourt (Yvelines), Péronne (Somme), La Haye (Pays Bas),
etc. Ses projets sont publiés dans des revues aux quatre coins du monde. Son
projet arlésien, installé hors de la ville, près du Rhône, a été choisi après
un concours international. Il est labellisé « musée de France ». Ce
triangle ouvert en ses angles, salué par la critique, figurait parmi les
finalistes du fameux prix Mies van der Rohe.
L’adjonction est en cours de réalisation. Là où un patio
s’ouvrait vers le fleuve dans un jeu de transparences et de poteaux, un
parallélépipède massif obstrue désormais l’angle nord démoli de la façade
principale. La deuxième façade est prolongée de 17 mètres et un volume opaque « engrosse »
la troisième. « C’est plus qu’une
extension, s’émeut Henri Ciriani, que l’on sent meurtri. Plusieurs éléments sont dénaturés : l’autonomie
de la façade, le hall, le parcours en boucle, la lumière naturelle zénithale !
L’angle nord du triangle en hélice est une partie essentielle. Il a été saccagé
par des bulldozers ! »
Le conseil général a voulu cette extension, en 2007, pour
abriter d’autres trésors « pêchés » dans le Rhône, surtout un chaland
romain de 30 mètres (bateau à fond plat de marchandises). Marseille ayant été
élue « Capitale européenne de la culture » pour 2013, on choisira d’aller
vite pour faire concorder les calendriers. Le département, présidé par
Jean-Noël Guérini, ne consulte pas l’architecte et ne fait pas de concours,
réalisant le projet en interne (6 millions d’euros).
Deux architectes salariés du département sont intervenus
sur l’extension : Gérard Lafont, qui était jusqu’à cet été directeur
général adjoint de la construction, de l’environnement, de l’éducation et d
patrimoine, et Jean-François Hérelle, responsable de l’Atelier départemental de
maîtrise d’œuvre. Ce dernier évoque son « humilité » et sa « responsabilité »
face à l’œuvre de Ciriani. Mais durant une visite de chantier, il a surtout
affiché sa fierté d’offrir un « écrin »
au chaland romain et à d’autres œuvres, un sentiment partagé par le
conservateur du musée. M. Hérelle ajoute, avec une satisfaction visible, que le
bâtiment de Ciriani, notamment son angle nord, serait une invitation « opportune » à y « glisser l’extension comme un diverticule
greffé sur le parcours ».
Sitôt les faits connus, des personnalités et des
institutions architecturales du monde entier ont demandé à Frédéric Mitterrand,
alors ministre de la culture, et a Jean-Noël Guérini l’arrêt des travaux et la
restitution de l’œuvre originelle. Le critique d’architecture François Chaslin
en fait un cas d’école, et l’architecte et théoricien Kenneth Frampton, a
envoyé une lettre salée, le 6 avril, à M. Guérini : « Il n’y a pas de mots pour exprimer le choc
et la répulsion que j’i ressentis lorsque j’ai été informé de l’intervention
barbare que votre administration a cru bon d’infliger à l’un des plus
magistraux bâtiments réalisés en France lors de la dernière décennie. »
Jean-Paul Cassulo, président du conseil régional de l’ordre des architectes de
Provence-Alpes-Côte d’Azur, ajoute que « le département, dans la précipitation, n’a pas mesuré l’importance
patrimoniale de ce bâtiment ».
Ces interventions sont restées lettre morte. En mars, une
conciliation menée par le conseil de l’ordre des architectes a échoué. Henri
Ciriani a proposé d’amender l’extension, en vain. Pourtant, les architectes,
dont l’œuvre est modifiée sont presque toujours consultés. Claude Vasconi l’a
été quand son bâtiment « 57 Métal » (1984), à Boulogne-Billancourt
(Hauts-de-Seine), a été remanié par Jakob MacFarlane vingt ans après sa construction.
Claude Parent l’a été lors de la réhabilitation de la maison de l’Iran à la
Cité universitaire de Paris (1969). Ciriani lui-même l’est pour deux extensions
prévues pour son palais de justice de Pontoise (Val d’Oise) et son musée l’Historial
de la Grande Guerre, à Péronne.
Cet ajout arlésien verra donc le jour sans concertation.
Aussi, l’architecte est décidé à porter l’affaire devant le tribunal de grande
instance, avec le soutien du conseil national de l’ordre des architectes. Le
débat s’annonce serré. Une loi de 1957 donne bien à l’architecte un « droit moral » sur sa construction s’il
s’agit d’une œuvre « originale ».
Mais la jurisprudence limite ce « droit
moral » au nom d’un « droit
d’usage » pour le propriétaire ou l’utilisateur.
Dans les faits, nombre de bâtiments anciens réalisés par
des architectes décédés font l’objet de transformations sans susciter de
polémique. Parfois les héritiers les contestent. Le cas le plus marquant est
celui d’un imposant bâtiment à Paris, conçu dans les années 1920 par Georges
Vaudoyer. En 2004, l’État, propriétaire du bâtiment, l’a fait rénover et
envelopper d’une résille métallique. Les trois petits-fils de l’architecte,
choqués, ont obtenu la condamnation de l’État par le tribunal administratif à
un euro symbolique. Mais le ministère de la culture, qui occupe ce bâtiment et
qui craignait que cette affaire nuise à son image, a, en 2007, versé 300 000
euros d’indemnités aux héritiers pour clore le conflit.
À Arles, les avocats de Ciriani devraient parvenir sans
peine à prouver que son musée est bien une « œuvre originale ». Mais le conseil général, convaincu d’avoir
agi sans fautes, va opposer son droit d’usager et de propriétaire. Il met en
avant les compétences de son atelier d’architectes et estime respecter le code
des marchés publics. Jean-François Hérelle ajoute que « la seule possibilité d’extension »
résidait dans cet angle nord-est de la façade. Monique Agier, directrice
générale des services au conseil général, défend pour sa part un « beau projet au calendrier contraint »
et explique : « Lancer un
concours d’architectes était difficile. Cette extension présentait une part d’inconnu,
car on n’a pu connaître que très tardivement les dimensions exactes de l’épave
du bateau, pour laquelle ce bâtiment est prévu. Avec un architecte extérieur,
les corrections du projet auraient entraîné avenants et retards. »
Cette appréciation n’est-elle pas abrupte ? Nombre d’architectes
habitués à intervenir sur les musées expliquent que tout programme bien monté
offre une souplesse. Ils en usent habilement en jouant les bernard-l’ermite
pour installer des œuvres de grande taille et des extensions dans des monuments
aussi contraignants que le triangle arlésien. Monique Agier avance un autre
argument : il était « interdit »
de confier l’extension à Ciriani, il fallait passer par un concours, un autre
architecte aurait pu l’emporter, dont le projet n’eût pas forcément été
conforme aux souhaits du constructeur. « Nous, nous respectons son architecture, ses matériaux, son langage et
la volumétrie d’une extension qu’il avait dessinée », affirme-t-elle.
Ce que réfute l’intéressé, affligé par la sottise de ce mimétisme de matériaux
pour une greffe d’architecture qu’il juge disproportionnée.
Pour Ciriani, le département n’a pas apporté à ce projet « le temps nécessaire à l’étude du bâtiment à
prolonger. Il n’a pas pris en considération qu’il s’agissait d’une œuvre de l’esprit
et non de mètres carrés à compléter pour loger de nouvelles collections ».
Pour lui, « l’augmentation de
surface pouvait trouver sa place dans l’enceinte du musée avec une modification
du cloisonnement ». Son avocat, Didier Bernheim, plaidera la
dénaturation de l’œuvre. Il dénoncera « l’absence de concertation » et la décision de recourir à des
services qui « n’ont ni l’expérience
ni les compétences pour un ouvrage de cette importance ».
L’architecte peut-il aller jusqu’à obtenir la remise en
état de son bâtiment ? La réponse est plus nuancée, toujours en raison de
la vocation utilitaire du bâtiment. La Cour de cassation, dans un arrêt du 11
juin 2009, fixe l’équilibre entre les prérogatives de l’auteur et celles du
propriétaire. Ainsi les modifications apportées à l’œuvre architecturale d’origine
ne doivent ni excéder ce qui est nécessaire ni être disproportionnées par
rapport au but poursuivi.
Pour une œuvre d’art ou un monument classé, la
jurisprudence aurait été plus nette : toute destruction ou dénaturation
est condamnée. Justement, le Musée de l’Arles antique ne peut-il être élevé au
rang d’œuvre d’art ? Les arguments ne manquent pas : c’est un lieu
culturel et patrimonial, il est unique dans ses formes, est signé par un
artiste réputé. Sur cette question, le tribunal tranchera.
Ce conflit soulève une question culturelle : quel
statut donner au patrimoine de la fin du XXe siècle, trop récent
pour être protégé au titre des Monuments historiques ? Nous sommes dans ce
que Pierre-Antoine Gatier, président d’Icomos France, association chargée de
protéger et valoriser le patrimoine architectural, qualifie de « temps suspendu entre le moment où une œuvre moderne
est livrée et celui où elle accède au rang de patrimoine protégé ».
Temps suspendu, donc fragile malgré l’existence du label « patrimoine du
XXe siècle ». Aussi, pour l’avocat Didier Bernheim, il
appartient à toute collectivité publique de « veiller au respect du patrimoine architectural contemporain »
dont elle est propriétaire.
On aurait pu penser en effet que l’intégrité d’un musée
récent, issu des grands projets du président François Mitterrand, bénéficierait
d’une protection implicite. On aurait pu croire que la Direction régionale des
affaires culturelles (DRAC), service déconcentré du ministère de la culture, et
l’architecte des bâtiments de France, rattaché à la DRAC, se seraient opposés
au projet d’extension. Ils l’ont au contraire validé. La manifestation « Marseille
2013 » a probablement prévalu.
Sans doute les services de Frédéric Mitterrand ont-ils
porté plus d’attention aux vestiges d’un cirque romain proche du musée arlésien
et à la valorisation des pièces archéologiques qu’à l’écrin greffé sur le musée
d’origine. L’importance du sujet a pu leur échapper, car ils n’ont pas jugé
utile de solliciter le Service des musées de France. Ironie de l’histoire,
celui-ci apporte son expertise à la réhabilitation d’un musée d’Arles, le
Muséon Arlaten…
Cette affaire Ciriani arrive alors que se multiplient les
menaces sur des bâtiments modernes et contemporains. Dans une pétition récente
contre la destruction d’un immeuble de leur confrère Pau Chemetov, construit en
1983 à Courcouronnes (Essonne), 25 architectes français renommés évoquent une
ribambelle d’édifices menacés, dont celui de Ciriani.
La balle est dans le camp du ministère de la culture,
assez réticent à classer le patrimoine moderne, sans doute pour ne pas nuire
aux projets des collectivités. « La
culture ne vaut que si on la partage », peut-on lire sur une affiche
du conseil général des Bouches-du-Rhône pour promouvoir « Marseille 2013 ».
Sur l’affiche figure l’extension du musée à Arles.
Article paru dans le supplément Culture et Idées du journal Le Monde du samedi
8 septembre 2012
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